Lorsqu'il s'agit de désigner un adversaire, on pourrait s'attendre de révolutionnaires qu'ils proposent de s'attaquer au néolibéralisme, au capital, aux flics, à la propriété, aux bourgeois, etc. Voire, s'il s'agit de révolutionnaires un peu moins radicaux[1], qu'ils répondent ceci :

Mais Kamo et Éric Hazan débutent cette première partie sur la justification de la révolte, en mettant en lumière que l'adversaire de celle-ci se situe plutôt dans la forme de gouvernement que nous subissons, c'est-à-dire la démocratie. Quoi ?! La démocratie comme ennemi ?! Mais c'est impensable ! Moi-même, dans les luttes pour les libertés informationnelles auxquelles j'ai participé, je n'ai cessé de dénoncer les atteintes faites à la démocratie. L'un des tous premiers billets repris dans ce blog et écrit en 2005 lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, va jusqu'à s'intituler Au NON de la démocratie pour souligner qu'il fallait refuser ce traité au nom de la défense de la démocratie. Et cette même démocratie serait maintenant l'ennemi à abattre ?!

Face à cet impensable – tout au moins en apparence et en interrogations s'indignant d'exclamations –, les auteurs de Premières mesures révolutionnaires offrent une explication linguistique convaincante :

Autour du mot démocratie, il s'est insinué avec le temps une zone de déférence obligée. La démocratie est un système de gouvernement né au cœur de l'Occident civilisé, lequel aide le reste du monde à y accéder par des moyens variés. Affirmer leur soucis de démocratie est une obligation commune à tous les dirigeants, des socio-démocrates les plus ramollis jusqu'aux pires despotes. La démocratie est indiscutable car elle est le régime de la liberté et, par un glissement insidieux, celui du libéralisme, du libre échange, de la libre concurrence, et du néolibéralisme. Depuis la fin des « démocraties populaires » de funeste mémoire, la démocratie est inséparable du capitalisme sous ses divers noms d'emprunt et dans ce qui suit nous parlerons donc de capitalisme démocratique.

En effet ce que l'on nomme démocratie n'a rien avoir avec l'origine étymologique du mot[2]. L'appellation démocratie est invariablement associée au capitalisme et aux rapports de domination qu'il engendre, au point de désigner la forme de gouvernement la plus à même de perpétuer leur reproduction. J'ai déjà évoqué ceci, mais à propos du mot République, qui au XIXe siècle désignait, notamment dans la bouche d'Adolphe Thiers, le système de gouvernement le plus apte à maintenir le petit nombre des possédants dans sa position de gouverner le peuple. De nos jours, démocratie remplit cette fonction.

Pour s'en persuader, il suffit d'éprouver les principaux arguments justifiant que le peuple se soumette au régime démocratique :

Il [le capitalisme démocratique] s'est imposé comme la forme ultime et définitive de la vie en société et ce non seulement comme idéologie de la classe dominante, mais jusque dans l'imaginaire populaire. Or sa légitimité repose sur un trépied dont les montants sont tous trois vermoulus ou largement fissurés. Le premier est l'élévation constante du niveau de vie devant aboutir à la formation d'une classe moyenne universelle. Il s'est forgé avec le fordisme (augmentation des salaires avec la productivité pour que les travailleurs puissent acheter davantage et faire tourner l'industrie) et les formes diverses prises par la social-démocratie depuis le New Deal, le Front populaire et le travaillisme anglais d'après-guerre. Aujourd'hui, ce pilier-là n'existe plus que dans l'imaginaire, c'est-à-dire dans les prévisions des ministres des Finances et des organismes internationaux, toujours démenties et revues à la baisse malgré le trucage des chiffres.

Le deuxième pilier est la paix, que le capitalisme démocratique est censé faire régner sur la planète après « les horreurs de la première moitié du XXe siècle ». Or il n'est pas nécessaire d'être un grand géopolitologue pour voir partout s'étendre les guerres. Guerres civiles d'intensité variable selon les lieux et les moments – sourdes en Europe, féroces au Moyen-Orient –, terribles guerres africaines sur fond de minerais, de diamants et de famines, guérillas oubliées de Birmanie et des Philippines, guerres sans fin en Afghanistan, en Somalie, en Palestine. Tribales, ethniques, religieuses, toutes ces guerres ? Derrière chacune d'elles, c'est le capitalisme démocratique qui, sous ses différents masques, défend ses intérêts miniers, agricoles, pétroliers ou stratégiques. Dans son rôle de grand pacificateur, de Léviathan mondial, le capitalisme démocratique n'a plus rien de crédible.

Le plus corrodé des trois piliers est la « légitimité démocratique » fondée sur le suffrage universel. Après tout, le peuple est dirigé par des gens qu'il a élus et s'il n'est pas content, il n'a qu'à en choisir d'autres la prochaine fois. François Arago, vieux républicains, avançait déjà cet argument tandis qu'il conduisait la canonnade des barricades au Quartier latin en juin 1848 : le suffrage universel a parlé, le peuple n'a pas à prendre les armes contre ceux qu'il a lui-même choisis.

Ayant fait preuve de son incapacité à élever le niveau de vie de la majorité des « citoyens », de son impuissance à éviter les guerres, de l'évidence de la non-représentativité de ses élus, ayant au contraire démontré qu'elle favorisait l'enrichissement d'un petit nombre, qu'elle encourageait les conflits armés et qu'elle servait les intérêts particuliers de quelques uns, qu'est-ce qui ferait que nous acceptions de nous soumettre à l'emprise de la démocratie, de lui abandonner nos libertés et de donner un quelconque pouvoir sur nos vie aux dirigeants qu'elle nous somme d'élire « démocratiquement ».

Il ne peut y avoir de meilleur désignation de l'adversaire sur lequel doit porter l'insurrection que « capitalisme démocratique » devant ce constat que la démocratie ne peut plus être dissociée du pouvoir de l'argent. Au contraire, il est devenu évident que la démocratie était bel est bien le sol fertile sur lequel ce dernier a pu proliférer. La démocratie ne peut plus ainsi échapper à la critique traditionnelle portée contre le capitalisme. Elle est le système de gouvernement permettant sa reproduction. Car au final, dans quelles mains se retrouve le pouvoir conféré « démocratiquement » ?

Mais malgré l'étymologie, malgré les articles constitutionnels affirmant la souveraineté du peuple, nulle part le pouvoir n'appartient au dèmos.

C'est depuis longtemps une évidence, mais il y a du nouveau : aujourd'hui le pouvoir n'appartient pas non plus à la caste de politiciens qui se partagent traditionnellement les places ministérielles et administratives au rythme des échéances électorales. Cette politique-là n'est plus qu'une forme vide. Depuis « la crise », ce qui était sous-jacent, masqué, inavouable, apparaît au grand jour : l'économie est immédiatement politique, le pouvoir n'est autre, comme on le dit pudiquement, que celui des « marchés », lesquels ont leurs craintes, leurs lubies, leurs exigences exprimées sur les manchettes des journaux et commentées par des experts de tous bords (l'expert étant, avec le vigile, le personnage emblématique de notre temps).

Il n'est plus possible de ne pas voir la « main invisible » des marchés s'étendre sur nos vies et nous frapper du poing de l'oppression. Le subterfuge linguistique consistant à dépersonnaliser nos oppresseurs ne fonctionne plus :

Marchés est rassurant – quoi de plus paisible que d'aller au marché ? – le mot maintient l'anonymat sur ce qu'il recouvre et masque tout ce par quoi on nous fait participer à notre propre dépossession. On lit souvent que « les marchés s'inquiètent », voire « s'affolent ». La réaction du public serait sans doute moins paisible, moins résignée si l'on parlait clair : ceux qui ne sont pas contents, ce sont les dirigeants des grandes banques, des compagnies d'assurance, et tous les gestionnaires de fonds – fonds de pension qui gèrent l'épargne des retraités, mais aussi fonds spéculatifs (les fameux hedge funds), fonds d'investissement (private equity) – plus le shadow banking system qui, comme son nom l'indique, opère dans l'ombre et la dérégulation la plus totale.

Il peut exister des divergences d'intérêts entre les différentes composantes de cette finance privée, mais elles forment néanmoins une totalité (« les marchés ») car parmi tous ces dirigeants il existe une communauté d'opinion. Formés à la même école de pensée, lisant les mêmes textes, réunis dans les mêmes forums, ils partagent la même vision de ce qui est bon pour le monde et plus particulièrement pour eux-mêmes.

Mais, à nouveau, « marchés » et dirigeants démocratiques ne peuvent être envisagés séparément, non seulement car les seconds sont une condition de maintien et d'expansion du pouvoir des premiers, mais également à cause de la perméabilité avérée entre les domaines de pouvoir oppresseur économique et politique :

Ce qui caractérise la relation entre la finance privée d'une part, et de l'autre les gouvernements, les banques centrales, la Commission européenne, c'est une osmose totale. Elle est assurée par un double mécanisme : le très officiel lobbying et le pantouflage.

J'ai souvent pu faire l'expérience de cette double perméabilité dans les combats que j'ai menés contre les brevets logiciels. Je me permets de m'étendre quelque peu sur ce sujet car il est emblématique à la fois du pouvoir d'État que légitime le système démocratique et de la soumission de ce pouvoir d'État aux puissances économiques.

En effet, pour schématiser ce qui est par exemple méticuleusement montré, en s'étendant sur trois années universitaires du cours sur l'État de Pierre Bourdieu au Collège de France, un point essentiel caractérisant le pouvoir d'État, est son pouvoir à donner du pouvoir. Or, un brevet c'est justement un pouvoir d'exclure économiquement des concurrents utilisant ou fabriquant un produit ou un procédé breveté, pouvoir d'exclusion qui a été conféré par un office des brevets agissant au nom de la puissance publique.

Toute la lutte ayant conduit au rejet en juillet 2005 de la directive européenne sur les brevets logiciels visait à empêcher le « super État » – tel qu'aime à se penser l'Union européenne – d'octroyer à l'Office européen des brevets et aux offices de brevets nationaux le pouvoir d'étendre ce pouvoir d'exclusion aux innovations logicielles. Depuis quelques dizaines d'années, les offices s'étaient déjà autorisés eux-mêmes à délivrer des brevets logiciels. Mais le droit européen interdisant ceux-ci, le pouvoir d'exclusion conféré par les offices aux acteurs économiques détenteurs de tels brevets logiciels restait grandement limité par l'incertitude d'être potentiellement annulé par les tribunaux, dès qu'il était question de faire valoir ces brevets en tentant d'exercer le pouvoir d'exclusion qu'ils sont censés conférer. Aussi, la Commission européenne a été sommée de faire évoluer le droit positif afin de légitimer a posteriori la pratique des offices de brevets. La Commission a ainsi proposé une directive rendant légaux les brevets logiciels, permettant ainsi que leur pouvoir d'exclusion économique soit reconnu en justice. Mais des preuves sont vite apparues que le document présenté par la Commission européenne avait en fait été rédigé par le principal lobby représentant les entreprises dominantes – d'ailleurs pour la plupart extra-européennes – détentrices de brevets logiciels. Et dans le combat de David contre Goliath qui s'est alors engagé autour de cette directive, j'ai sans cesse pu participer au contre-lobbying s'opposant – avec succès – à ce lobbying des entreprises géantes exigeant de maximaliser la valeur de leur portefeuille de brevets logiciels.

Voilà pour le lobbying, quant au pantouflage il s'est merveilleusement illustré tout au long du parcours législatif suivi par les règlements européens sur le brevet unitaire. On aura compris que les offices de brevets jouent un rôle particulièrement important pour accorder ou non aux entreprises le pouvoir d'exclure leurs concurrents, mais que l'État, via son autorité judiciaire, pouvait toujours reconnaître comme valides ou non ces brevets octroyés à raison ou à tort – c'est-à-dire conformément ou non à la loi – par les offices. Les règlements sur le brevet unitaire avaient pour but de créer un brevet unique pour toute l'Union européenne dont le pouvoir d'exclusion pourrait être appliqué devant un tribunal lui aussi unique. Or ce qui a été proposé par la Commission européenne et adopté par les États et le Parlement européen, c'est en réalité l'octroi à une organisation indépendante de tout contrôle de l'UE – l'Office européen des brevets, ou OEB, qui siège à Munich – tout pouvoir sur l'octroi de brevets unitaires et la validation juridique de ceux-ci par un futur tribunal unifié dans lequel il est fort probable que siégeront majoritairement des membres de ce même OEB. Il ne fait aucun doute que l'OEB est le grand gagnant de ce projet – enfin, jusqu'à ce qu'il explose mais c'est une autre histoire… La responsable qui a élaboré ce projet pour la Commission, Margot Froehlinger, a depuis quitté son poste pour devenir directrice d'une division de l'OEB. Cela se passe de commentaire. Et je pourrais continuer ainsi avec des exemples de pantouflage en évoquant le député rapporteur et président de la commission juridique du Parlement européen exerçant toujours simultanément à son mandat – et de manière tout à fait officielle – comme conseiller d'un grand cabinet juridique intervenant notamment dans le droit des brevets à Düsseldorf, ville accueillant le plus grand nombre de contentieux portant sur des brevets en Europe…

Mais quittons ces exemples montrant la perméabilité entre pouvoir économique et politique et l'emprise qu'exerce le premier sur le second, pour revenir à Premières mesures révolutionnaires et au constat de cette déchéance ayant conduit à ce que « capitalisme démocratique » devienne omnipotent :

En France, on peut dater le début de la désagrégation du pouvoir constitué : c'est le moment où, en 1983, les socialistes ont pris le tournant de « la rigueur », c'est-à-dire quand ils ont décidé que gouverner ne serait plus rien d'autre que s'adapter au cours des choses. Par la suite, c'est encore un socialiste (feu Bérégovoy) qui a organisé en 1986 la déréglementation de la finance. Depuis lors, les pouvoirs successifs n'ont fait que prendre acte de la dégradation des territoires matériels et subjectifs dont ils avaient la charge, en se contentant de créer des ministères dont le nom seul – Redressement productif, Identité nationale, Économie solidaire, Égalité des territoires – semble fait pour conjurer la réalité.

On pourrait compléter ce constat en dénonçant l'accroissement continu de cette désagrégation avec les nombreux exemples honteux de « partenariats public-privé » ayant permis l'enrichissement d'entreprises privées auxquelles on a ouvert grand les portes de marchés pour remplir des missions de service public. Ou par l’exubérance impudique des voyages officiels présidentiels emportant dans leur cargaison un aréopage de chefs d'entreprises, ne cachant même plus que ces déplacements sont engagés dans l'unique but d'obtenir des marchés à l'étranger pour ces fleurons du capitalisme national. Éric Hazan et Kamo ne le jugent pas utile. À raison : le constat est suffisamment flagrant, il est temps d'en tirer les conséquences :

Dire que le système ainsi engendré est cynique, injuste et brutal ne suffit pas. Protester, manifester, pétitionner, c'est admettre implicitement que des aménagements sont possibles face à la crise. Or, ce que l'on appelle crise est un outil politique essentiel pour la gestion des populations aussi bien productives que surnuméraires. Le discours de la crise est répandu dans tous les pays industrialisés et relayé en permanence par les médias et les appareils d'État. « Lutte contre la crise » et « guerre au terrorisme » vont tout naturellement de pair, étant toutes deux fondée sur le même réflexe élémentaire, la peur du chaos.

Les peuples, eux, ne sont pas dupes. Les boniments répandus par les économistes ne suscitent que moqueries. Les rencontres au sommet censées l'une après l'autre mettre fin à « la crise » tombent dans une remarquable indifférence. La haine de la bureaucratie bruxelloise est générale, comme le mépris du personnel politique, toutes tendances confondues. « Personnel politique », voilà qui désigne adéquatement la domesticité bavarde préposée à l'intendance nationale, à la gestion quotidienne, à la basse besogne de faire accepter aux peuples les décisions prises par les véritables maîtres.

Tout méprisé et haï qu'il est, le capitalisme démocratique n'est pas sérieusement attaqué. On parle de le corriger, de le rendre plus juste, plus vivable, plus moral, ce qui est contraire à son principe de fonctionnement – surtout depuis « la crise » dont le « traitement » repose sur les bas salaires et la précarité organisée. Nulle part il n'est question de lui faire subir le sort qu'ont connu par le passé bien des régimes d'oppression, de lui donner une bonne fois congé, et pour toujours.

Mais nulle part, sauf erreur, on n'entend sérieusement proposer de renverser le capitalisme démocratique, de travailler ici et maintenant à – autre mot maudit – la révolution. Face à un système invivable qui craque de toutes parts, ce silence, cette étrange absence sont un trait du moment, qui mérite réflexion.

Ce qui importe, en effet, c'est cette bonne nouvelle que nous sommes en train de vivre ici et maintenant une situation qui n'a jamais été aussi potentiellement porteuse de besoins et de désirs insurrectionnels. Toutefois, pourquoi cette insurrection n'est-elle pas encore venue ?

Pour expliquer l'apparente patience du peuple, les raisons avancées sont souvent d'ordre psychologique, voire anthropologique : la privatisation de l'existence, la transformation des « gens » en entrepreneurs d'eux-mêmes dépolitiseraient les masses et rendrait illusoire toute perspective de bouleversement.

Il m'est difficile de croire que l'oppression exercée par le capitalisme démocratique soit arrivée à un niveau tel qu'elle aurait anéanti chez les opprimés tout désir de lui échapper. En tout cas, pas chez moi ! Kamo et Éric Hazan réfutent également une autre explication, tout aussi improbable, à l'absence persistante d'un véritable soulèvement populaire :

Autre explication de « l'apathie » : la mondialisation. Puisque tous les pays sont pris dans le réseau global de l'économie planétaire, rien ne sert de s'agiter dans son coin. Le réseau aurait vite fait de réduire un mouvement de révolte local par la simple force d'inertie des grands ensembles.

Tenir aujourd'hui la mondialisation pour responsable de « l'atonie » populaire, c'est prendre le peuple pour un idiot collectif, ignorant de l'histoire et de l'actualité, incapable de réfléchir sur la chute en cascade de régimes arabes connus pour l'efficacité de leur police et la fidélité de leur armée.

Dans le monde désolé du capitalisme démocratique, que l'insurrection parte d'Espagne ou de Grèce, de France ou d'Italie, elle ne manquera pas de gagner ensuite toute cette Europe branlante. L'onde de choc se propagera non par contagion – la révolution n'est pas une pathologie infectieuse – mais par diffusion de l'ébranlement, par entraînement dans la culbute comme l'avait jadis prévu le regretté John Foster Dullis, père de la célèbre théorie des dominos. Les pays que l'ont peut juger plus « stables » – par leur traditions, leur meilleure santé apparente ou leur situation loin de l'épicentre – seront paralysés devant l'onde révolutionnaire : les raisons de se révolter sont si nombreuses et évidentes depuis si longtemps que les gouvernements ne trouveront nulle part la légitimité permettant de mater l'insurrection par la force brute. Un succès en entraînera d'autres, la hardiesse des uns décuplant celle des voisins.

Alors quoi ? Qu'est-ce qui explique la résignation généralisée permettant au capitalisme démocratique de perdurer ?

Ce qu'il faut essayer de comprendre, ce n'est pas la « dépolitisation » – qui n'existe pas – mais le scepticisme ambiant sur l'idée de révolution. Le mot même, communément utilisé dans l'éloge de tel aspirateur domestique, entraîne des sourires apitoyés quand on l'emploie pour parler du renversement de l'ordre établi. L'une des raisons tient à la fin du communisme de caserne.

Par ce terme de « communisme de caserne » les auteurs désignent bien entendu les régimes communistes ayant sévi jusqu'à la fin du XXe siècle de l'ex-Union soviétique et ses « démocraties populaires satellites » jusqu'en Chine maoïste. Ces régimes se sont effondrés et on ne le regrettera pas. Cependant, ils étaient porteur d'une perspective de vie alternative au capitalisme démocratique. Depuis leur chute, rien n'est venu remplacer cette ouverture vers un autre ordre social possible. Reste le capitalisme démocratique. Et sinon ? Rien ! Et ce rien fait inévitablement peur. Comment ne pas éprouver de crainte à renverser ce que l'on connaît – quand bien même on sait parfaitement que cet ordre social connu engendre une telle oppression que le désir d'y échapper se fait de plus en plus pressant – s'il n'est d'autre horizon que l'inconnu ?

L'absence de mise en œuvre effective du désir insurrectionnel n'est pas lié à un problème de conscientisation, à une dépolitisation ou à l'impossibilité de porter le combat à l'échelle mondialisée. Elle vient de la peur du chaos sur lequel ouvrirait une telle insurrection. Et c'est en cela que le petit livre d'Éric Hazan et Kamo est performatif : en réfléchissant aux première mesures à prendre après la révolution pour que celle-ci nous permette à jamais de devenir ingouvernables, une perspective se dessine. L'inconnu se précise. Le maelstrom révolutionnaire ne nous entraîne plus irrésistiblement vers le chaos, mais vers la mise en œuvre de nos désirs.

En même temps, le mot révolution est partout, dans les publicités de Peugeot comme dans les tweets des indignés, si bien qu'il vient recouvrir notre rapport aux révolutions passées. Celles-ci ne constituent ni une tradition à poursuivre, ni une série d'événements à commémorer, mais le sol historique sur lequel nous nous tenons. On ne se dirige pas dans une époque sans avoir appris des échecs révolutionnaires, ceux qui ont entraîné les défaites et plus encore ceux qui ont suivi les victoires.

La première mesure révolutionnaire à prendre est en effet de ne pas répéter les raisons ayant fait échouer les révolutions précédentes. Ce sera l'objet du prochain billet – et du début de la seconde partie de Premières mesures révolutionnaires. Mais en attendant, sa première partie se termine sur un rappel historique qui ne peut que donner espoir à tous ceux qui ont raison de se révolter :

Un sujet de Louis XVI à qui l'on aurait parlé de révolution en mars 1789 aurait sans doute été sceptique, à supposer qu'il ait compris de quoi il était question. Il aurait admis que la situation était préoccupante, que les caisses de l'État étaient vides, que les intérêts de la dette pompaient la moitié des rentrées, que 2% de la population possédait l'immense majorité des richesses et que ces privilégiés ne payaient quasiment pas d'impôts. Il aurait gémi devant tant d'inégalité et d'oppression. Mais le trône, celui de Clovis, de saint Louis, d'Henri IV, de Louis XIV, lui paraissait sans doute plus éternel qu'aujourd'hui l'économie de marché. Camille Desmoulins le disait quelques années plus tard : « En 1789, nous n'étions pas dix républicains. »

Notes

[1] Oui, bien entendu, il s'agit d'une litote.

[2] « Emprunté du grec dêmokratia, de dêmos, “peuple”, et kratos, “puissance, autorité”. Système d'organisation politique dans lequel la souveraineté et les décisions qui en découlent sont exercées théoriquement ou réellement, directement ou indirectement, par le peuple, c'est-à-dire par l'ensemble des citoyens. », source : 9e édition du dictionnaire de l'Académie Française.