Ce qui, en nous, aspire à ménager les chaînes intérieures qui nous empêchent, Ce qu’il y a en nous de si malade qu’il se cramponne à de si précaires conditions d’existence,
Ce qui est si harassé de misère, de besoins et de coups que demain paraît chaque jour plus loin que la lune,
Ce qui trouve doux le temps passé à boire des cafés latte sur fond de jungle dans les cafés branchés en surfant sur son MacBook – le dimanche de la vie allié à la fin de l’histoire,
Attend des solutions.

Villes en transition, économie sociale et solidaire, VIe République, municipalisme alternatif, revenu universel, le film Demain, migration vers l’espace, mille nouvelles prisons, renvoi de la planète de tous les étrangers, fusion homme-machine – qu’ils soient ingénieurs, managers, militants, politiciens, écologistes, acteurs ou simples bonimenteurs, tous ceux qui prétendent offrir des solutions au désastre présent ne font en fait qu’une chose : nous imposer leur définition du problème, dans l’espoir de nous faire oublier qu’ils en font eux-mêmes, de toute évidence, partie. Comme disait un ami : La solution au problème que tu vois dans la vie est une façon de vivre qui fasse disparaître le problème.

Nous n’avons pas de programme, de solutions à vendre. Destituer, en latin, c’est aussi décevoir. Toutes les attentes sont à décevoir. De notre expérience singulière, de nos rencontres, de nos réussites, de nos échecs, nous tirons une perception évidemment partisane du monde, que la conversation entre amis affine. Qui éprouve comme juste une perception, est assez grand pour en tirer les conséquences, ou du moins une sorte de méthode.

Aussi refoulée soit-elle, la question du communisme reste le cœur de l’époque. Ne fût-ce que parce que le règne de son contraire – l’économie – n’a jamais été si accompli. Les délégations de l’État chinois qui vont annuellement fleurir la tombe de Marx à Londres n’abusent personne. On peut bien sûr éluder la question communiste. On peut s’habituer à enjamber des corps de SDF ou de migrants à la rue chaque matin en allant des glaces polaires, la montée des océans ou les migrations affolées, en tous sens, des animaux et des hommes. On peut continuer de préparer son cancer à chaque fois qu’on ingurgite une fourchette de purée. On peut se dire que la reprise, un peu d’autorité ou l’écoféminisme viendront résoudre tout ça. Continuer ainsi est au prix de réprimer en nous le sentiment de vivre dans une société intrinsèquement criminelle, et qui ne manque pas une occasion de nous rappeler que nous faisons partie de sa petite association de malfaiteurs. Chaque fois que nous entrons en contact avec elle – par l’usage de n’importe lequel de ses engins, la consommation de la moindre de ses marchandises ou le taf que nous abattons pour elle –, nous nous faisons ses complices, nous contractons un peu du vice qui la fonde : celui d’exploiter, de saccager, de saper les conditions mêmes de toute existence terrestre. Il n’y a plus nulle part de place pour l’innocence en ce monde. Nous n’avons que le choix entre deux crimes : celui d’y participer et celui de le déserter afin de l’abattre. La traque du criminel, la soif de punition et de jugement ne sont si forcenées, de nos jours, qu’afin de procurer aux spectateurs, pour un instant, un succédané d’innocence. Mais comme le soulagement est de courte durée, il faut incessamment recommencer de blâmer, de punir, d’accuser – pour se au bureau. On peut suivre en temps réel la fonte dédouaner. Kafka expliquait par là le succès du roman policier : Dans le roman policier, il s’agit toujours de découvrir des secrets qui sont cachés derrière des événements extraordinaires. Dans la vie, c’est exactement l’inverse. Le secret n’est pas tapi à l’arrière-plan. Nous l’avons au contraire tout nu sous notre nez. C’est ce qui semble aller de soi. Voilà pourquoi nous ne le voyons pas. La banalité quotidienne est la plus grande histoire de brigands qui existe. Nous côtoyons à chaque seconde, sans y prendre garde, des milliers de cadavres et de crimes. C’est la routine de notre existence. Et pour le cas où, en dépit de notre accoutumance, il y aurait tout de même encore quelque chose qui nous surprendrait nous disposons d’un merveilleux calmant, le roman policier, qui nous présente tout secret de l’existence comme un phénomène exceptionnel et passible des tribunaux. Le roman policier n’est donc pas une bêtise, mais un soutien de la société, un plastron empesé dissimulant sous sa blancheur la dure et lâche immoralité qui par ailleurs se fait passer pour les bonnes mœurs. Il s’agit de bondir hors du rang des assassins.

Peu de questions ont été aussi mal posées que celle du communisme. Cela ne date pas d’hier. C’est de toute antiquité. Ouvrez le Livre des Psaumes, vous verrez bien. La lutte des classes, cela date au moins des prophètes de l’Antiquité juive. Ce qu’il y a d’utopie dans le communisme, on le trouve déjà dans les apocryphes de l’époque : La terre sera commune à tous, et il n’y aura plus ni murs ni frontières… Tous vivront en commun et la richesse deviendra inutile… Et il n’y aura plus alors ni pauvres, ni riches, ni tyrans, ni esclaves, ni grands, ni petits, ni rois, ni seigneurs, mais tous seront égaux.

La question communiste a été mal posée, d’abord, parce qu’elle a été posée comme question sociale, c’est-à-dire comme question strictement humaine. Malgré cela, elle n’a jamais cessé de travailler le monde. Si elle continue de le hanter, c’est parce qu’elle ne procède pas d’une fixation idéologique, mais d’une expérience vécue, fondamentale, immémoriale : celle de la communauté, qui révoque tant les axiomes de l’économie que les belles constructions de la civilisation. Il n’y a jamais la communauté comme entité, mais comme expérience. C’est celle de la continuité avec des êtres ou avec le monde. Dans l’amour, dans l’amitié, nous faisons l’expérience de cette continuité. Dans ma présence sereine, ici, maintenant, dans cette ville familière, devant ce vieux sequoia sempervirens dont les branches sont agitées par le vent, je fais l’expérience de cette continuité. Dans cette émeute où nous nous tenons ensemble au plan que nous nous sommes fixé, où les chants des camarades nous donnent du courage, où un street medic tire d’affaire un inconnu blessé à la tête, je fais l’expérience de cette continuité. Dans cette imprimerie où règne une antique Heidelberg 4 couleurs sur laquelle veille un ami tandis que je prépare les feuillets, qu’un autre ami colle et qu’un dernier massicote ce petit samizdat que nous avons conçu ensemble, dans cette ferveur et cet enthousiasme, je fais l’expérience de cette continuité. Il n’y a pas moi et le monde, moi et les autres, il y a moi, avec les miens, à même ce petit morceau de monde que j’aime, irréductiblement. Il est assez de beauté dans le fait d’être ici et nulle part ailleurs. Ce n’est pas le plus mince signe des temps qu’un forestier allemand, et pas un hippie, fasse un tabac en révélant que les arbres se « parlent », « s’aiment », « se soucient les uns des autres » et savent « se souvenir » de ce qu’ils ont traversé. Il appelle ça La Vie secrète des arbres. Pour dire, il y a même un anthropologue qui se demande sincèrement Comment pensent les forêts. Un anthropologue, pas un botaniste. En prenant le sujet humain isolément de son monde, en détachant les mortels de tout ce qui vit autour d’eux, la modernité ne pouvait qu’accoucher d’un communisme exterminateur d’un socialisme. Et ce socialisme ne pouvait rencontrer les paysans, les nomades et les « sauvages » autrement que comme un obstacle à balayer, comme un fâcheux résidu au bas de la comptabilité nationale. Il ne pouvait pas même voir de quel communisme ils étaient porteurs. Si le « communisme » moderne a pu se rêver comme fraternité universelle, comme égalité réalisée, c’est en extrapolant cavalièrement le fait vécu de la fraternité dans le combat, de l’amitié. Car qu’est-ce que l’amitié, sinon l’égalité entre les amis ?

Sans l’expérience, même ponctuelle, de la communauté, nous crevons, nous nous desséchons, nous devenons cyniques, durs, désertiques. La vie est cette ville-fantôme peuplée de mannequins souriants, et qui fonctionne. Notre besoin de communauté est si pressant qu’après avoir ravagé tous les liens existants, le capitalisme ne carbure plus qu’à la promesse de « communauté ». Que sont les réseaux sociaux, les applications de rencontres, sinon cette promesse perpétuellement déçue ? Que sont toutes les modes, toutes les technologies de communication, toutes les love songs, sinon une façon d’entretenir le rêve d’une continuité entre les êtres où, à la fin, tout contact se dérobe ? Cette promesse de communauté frustrée en redouble opportunément le besoin. Elle le rend même hystérique, et fait turbiner toujours plus vite la grande machine à cash de ceux qui l’exploitent. Entretenir la misère et lui faire miroiter une issue possible, tel est le grand ressort du capitalisme. En 2015, la seule plate-forme de vidéos pornographiques PornHub a été consultée 4 392 486 580 heures, soit deux fois et demie le temps passé par l’Homo Sapiens sur Terre. Il n’y a pas jusqu’à l’obsession de cette époque pour la sexualité et sa débauche de pornographie qui ne témoigne du besoin de communauté, dans l’extrémité même de sa privation. Quand Milton Friedman dit que le marché est un mécanisme magique permettant d’unir quotidiennement des millions d’individus sans qu’ils aient besoin de s’aimer ni même de se parler, il décrit le résultat en occultant avec soin le processus qui a amené tant de gens sur le marché, ce par quoi ce dernier les tient, et qui n’est pas que la faim, la menace ou l’appât du gain. Il s’épargne d’avouer les dévastations de toute nature qui permettent d’établir quelque chose comme « un marché », et de le présenter comme naturel. Il en va de même lorsqu’un marxiste pontifie : La maladie, la mort, le chagrin d’amour et les cons séviront toujours après le capitalisme, mais il n’y aura plus de pauvreté massive paradoxale, entraînée par une production abstraite de richesses, on ne verra plus de système fétichiste autonome ni de forme sociale dogmatique (Robert Kurz). La question du communisme se pose aussi bien dans chacune de nos existences infimes et uniques, à partir de ce qui nous rend malades. À partir de ce qui nous fait mourir à petit feu. À partir de nos ratages amoureux. À partir de ce qui nous rend à ce point étrangers les uns aux autres qu’en guise d’explication à tous les malheurs du monde, nous nous satisfaisons de l’idée débile que « les gens sont cons ». Refuser de voir cela revient à porter son insensibilité en bandoulière. Cela convient bien à la sorte de virilité blafarde et myope requise pour devenir économiste.

À cela les marxistes, ou du moins beaucoup d’entre eux, ajoutent une certaine lâcheté devant les plus menus problèmes de la vie, qui était déjà la marque du Barbu. Il y en a même pour organiser des colloques autour de l’« idée du communisme » qui semblent faits tout exprès pour que le communisme reste bien une idée, et ne se mêle pas trop d’entrer dans la vie. Pour ne pas mentionner les conventicules où l’on prétend édicter qui est et qui n’est pas « communiste ».

Avec la faillite de la social-démocratie européenne face à la Première Guerre mondiale, Lénine décide de relooker la devanture du vieux socialisme croulant en y peignant le beau mot de « communisme ». Il l’emprunte alors, comiquement, à des anarchistes qui entre-temps en avaient fait leur bannière. Cette confusion opportune entre socialisme et communisme a beaucoup fait, dans le dernier siècle, pour que ce mot devienne synonyme de catastrophe, de massacre, de dictature et de génocide. Depuis lors, anarchistes et marxistes jouent au ping-pong autour du couple individu-société, sans s’inquiéter que cette fausse antinomie ait été façonnée par la pensée économique. Se rebeller contre la société au nom de l’individu ou contre l’individualisme au nom du socialisme, c’est se condamner d’avance. Individu et société n’ont de cesse, depuis trois bons siècles, de s’affirmer chacun aux dépens de l’autre, et c’est ce dispositif rodé et oscillant qui, d’année en année, fait tourner la charmante bobine nommée « économie ». Contrairement à ce que veut bien nous figurer l’économie, ce qu’il y a dans la vie, ce ne sont pas des individus dotés de toutes sortes de propriétés dont ils pourraient faire usage ou se séparer. Ce qu’il y a dans la vie, ce sont des attachements, des agencements, des êtres situés qui se meuvent dans tout un ensemble de liens. En faisant sienne la fiction libérale de l’individu, le « communisme » moderne ne pouvait que confondre propriété et attachement, et porter la dévastation là même où il croyait lutter contre la propriété privée et construire le socialisme. Il a été bien aidé en cela par une grammaire où propriété et attachement ne se laissent pas distinguer. Quelle différence grammaticale y a-t-il lorsque je parle de « mon frère » ou de « mon quartier », et lorsque Warren Buffet parle de « ma holding » ou de « mes actions » ? Aucune. Et pourtant, on parle dans un cas d’attachement et dans l’autre de propriété légale, de quelque chose qui me constitue d’un côté et de l’autre d’un titre que je possède. C’est seulement sur la base d’une telle confusion que l’on a pu se figurer qu’un sujet tel que l’« Humanité » pourrait exister, l’Humanité, c’est-à-dire tous les hommes semblablement arrachés à ce qui tisse leur existence déterminée, et fantasmatiquement réunis en un grand machin introuvable. En massacrant tous les attachements qui font la texture propre des mondes sous prétexte d’abolir la propriété privée des moyens de production, le « communisme » moderne a effectivement fait table rase – de tout. Voilà ce qui arrive à ceux qui pratiquent l’économie, même en la critiquant. L’économie, il ne fallait pas la critiquer, il fallait en sortir !, aurait dit Lyotard. Le communisme n’est pas une « organisation économique supérieure de la société », mais la destitution de l’économie.

L’économie repose sur deux fictions complices, celle de la « société » et celle de l’« individu ». La destituer implique de situer cette fausse antinomie et de mettre à jour ce qu’elle entend recouvrir. Ce qu’ont en commun ces fictions, c’est de nous faire voir des entités, des unités closes, quand ce qu’il y a, ce sont des liens. La société se présente comme l’entité supérieure qui agrège toutes les entités individuelles. C’est, depuis Hobbes et le frontispice du Léviathan, toujours la même image : le grand corps du souverain composé de tous les petits corps minuscules, homogénéisés, sérialisés, de ses sujets. L’opération dont vit la fiction sociale, c’est de piétiner tout ce qui fait l’existence située de chaque humain singulier, d’effacer les liens qui nous constituent, de dénier les agencements dans lesquels nous rentrons, pour ensuite reprendre les atomes passablement estropiés ainsi obtenus dans un lien tout entier fictif – le fameux et spectral « lien social ». Si bien que s’envisager comme être social, c’est toujours s’appréhender du dehors, se rapporter à soi en faisant abstraction de soi-même. C’est la marque propre de l’appréhension économique du monde que de ne rien saisir qu’extérieurement. Cette crevure janséniste de Pierre Nicole, qui a tant influencé les fondateurs de l’économie politique, en livrait déjà la recette en 1671 : « Quelque corrompue que toute société serait au-dedans et aux yeux de Dieu, il n’y aurait rien au-dehors de mieux réglé, de plus civil, de plus juste, de plus pacifique, de plus honnête, de plus généreux ; et ce qui serait de plus admirable c’est que n’étant animée et remuée que par l’amour-propre, l’amour-propre n’y paraîtrait point, et qu’étant entièrement vide de charité, on ne verrait partout que la forme et les caractères de la charité. » Aucune question sensée ne peut être posée sur cette base, encore moins résolue. Il ne peut être question que de gestion et d’économie. Ce n’est pas pour rien que « société » est synonyme d’entreprise. C’était déjà le cas, d’ailleurs, dans la Rome antique. Quand on montait une boîte, sous Tibère, on montait une societas. Une societas, une société, c’est toujours une alliance, une association volontaire à laquelle on adhère ou dont on se retire au gré de ses intérêts. C’est donc, à tout prendre, un rapport, un « lien » en extériorité, un « lien » qui ne touche rien en nous et dont on prend congé indemne, un « lien » sans contact – et donc pas un lien du tout.

La texture propre à toute société tient à ce que les humains y sont réunis par cela même qui les sépare – l’intérêt. Dans la mesure où ceux-ci s’y retrouvent en tant qu’individus, en tant qu’entités closes, et donc de manière toujours révocable, ils y sont réunis en tant que séparés. Schopenhauer a donné une image saisissante de la consistance propre aux rapports sociaux, de leurs inimitables délices et de « l’insociable sociabilité humaine » : Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières.

Le génie de l’opération économique, c’est de recouvrir le plan où elle commet ses méfaits, celui où elle livre sa véritable guerre : le plan des liens. Elle déroute ainsi ses adversaires potentiels, et peut se présenter comme tout entière positive alors qu’elle est de toute évidence animée d’un féroce appétit de destruction. Il faut dire que les liens s’y prêtent bien. Quoi de plus immatériel, subtil, impalpable qu’un lien ? Quoi de moins visible, de moins opposable mais de plus sensible qu’un lien détruit ? L’anesthésie contemporaine des sensibilités, leur mise en pièces systématique n’est pas seulement le résultat de la survie au sein du capitalisme ; c’en est la condition. Nous ne souffrons pas en tant qu’individus, nous souffrons de tenter de l’être. Comme l’entité individuelle n’existe fictivement que du dehors, « être un individu » exige de se tenir hors de soi, étrangers à nous-mêmes – de renoncer au fond à tout contact avec soi comme avec le monde et les autres. Il est évidemment loisible à chacun de tout prendre du dehors. Il suffit de s’interdire de sentir, donc d’être là, donc de vivre. Nous préférons prendre le parti contraire – celui du geste communiste. Le geste communiste consiste à prendre les choses et les êtres de l’intérieur, à les prendre par le milieu. Qu’est-ce que cela donne de prendre l’« individu » par le milieu ou de l’intérieur ? De nos jours, cela donne un chaos. Un chaos inorganisé de forces, de bouts d’expérience, de lambeaux d’enfance, de fragments de sens, de propensions contradictoires et le plus souvent sans communication les unes avec les autres. C’est peu dire que cette époque a accouché d’un matériau humain en piètre état. Il a grandement besoin d’être réparé. Nous le sentons tous. La fragmentation du monde trouve un reflet fidèle dans le miroir en morceaux des subjectivités.

Que ce qui apparaît extérieurement comme une personne ne soit en vérité qu’un complexe de forces hétérogènes n’est pas une idée nouvelle. Les Indiens tzeltal du Chiapas disposent d’une théorie de la personne où sentiments, émotions, rêves, santé et tempérament de chacun sont régis par les aventures et les mésaventures de tout un tas d’esprits qui habitent en même temps dans notre cœur et à l’intérieur des montagnes, et se promènent. Nous ne sommes pas de belles complétudes égotiques, des Moi bien unifiés, nous sommes composés de fragments, nous fourmillons de vies mineures. Le mot « vie » en hébreu est un pluriel comme le mot « visage ». Parce que dans une vie, il y a beaucoup de vies et que, dans un visage, il y a beaucoup de visages. Les liens entre les êtres ne s’établissent pas d’entité à entité. Tout lien va de fragment d’être à fragment d’être, de fragment d’être à fragment de monde, de fragment de monde à fragment de monde. Il s’établit en deçà et au-delà de l’échelle individuelle. Il agence immédiatement entre elles des portions d’êtres qui d’un coup se découvrent de plain-pied, s’éprouvent comme continues. Cette continuité entre fragments, c’est ce qui se ressent comme « communauté ». Un agencement. C’est ce dont nous faisons l’expérience dans toute rencontre véritable. Toute rencontre découpe en nous un domaine propre où se mêlent indistinctement des éléments du monde, de l’autre et de soi. L’amour ne met pas en rapport des individus, il opère plutôt une coupe en chacun d’eux, comme s’ils étaient soudain traversés par un plan spécial où ils se retrouvent à cheminer ensemble de par le monde. Aimer, ce n’est jamais être ensemble mais devenir ensemble. Si aimer ne défaisait pas l’unité fictive de l’être, l’« autre » serait incapable de nous faire à ce point souffrir. Si dans l’amour une part de l’autre ne se retrouvait pas à faire partie de nous, nous n’aurions pas à en faire le deuil lorsque vient l’heure de la séparation. S’il n’y avait que des rapports entre les êtres, nul ne se comprendrait. Tout roulerait sur le malentendu. Aussi, il n’y a ni de sujet ni d’objet de l’amour, il y a une expérience de l’amour.

Les fragments qui nous constituent, les forces qui nous habitent, les agencements où nous entrons n’ont aucune raison de composer un tout harmonieux, un ensemble fluide, une articulation mobile. L’expérience banale de la vie, de nos jours, est plutôt celle d’une succession de rencontres qui peu à peu nous défont, nous désagrègent, nous dérobent progressivement tout point d’appui certain. Si le communisme a à voir avec le fait de s’organiser collectivement, matériellement, politiquement, c’est dans la mesure exacte où cela signifie aussi s’organiser singulièrement, existentiellement, sensiblement. Ou bien il faut consentir à retomber dans la politique ou l’économie. Si le communisme a un but, c’est la grande santé des formes de vie. La grande santé s’obtient, au contact de la vie, par l’articulation patiente des membres disjoints de notre être. On peut vivre une vie entière sans faire expérience de rien, en se gardant bien de sentir et de penser. L’existence se ramène alors à un lent mouvement de dégradation. Elle use et abîme, au lieu de donner forme. Les relations, passé le miracle de la rencontre, ne peuvent qu’aller de blessure en blessure vers leur consomption. À l’inverse, qui refuse de vivre à côté de soi-même, qui accepte de faire expérience, la vie lui donne progressivement forme. Il devient au plein sens du terme forme de vie.

Aux antipodes de cela, il y a les méthodes de construction militantes héritées, si largement défectueuses, si épuisantes, si destructrices, quand elles voudraient tant bâtir. Le communisme ne se joue pas dans le renoncement à soi, mais dans l’attention au moindre geste. C’est une question de plan de perception, et donc de façon de faire. Une question pratique. Ce à quoi la perception des entités – individuelles ou collectives – nous barre l’accès, c’est au plan où les choses se passent réellement, au plan où les puissances collectives se font et se défont, se renforcent ou s’effilochent. C’est sur ce plan et là seulement que le réel, y compris le réel politique, devient lisible et fait sens. Vivre le communisme, ce n’est pas travailler à faire exister l’entité à laquelle on adhère, mais déployer et approfondir un ensemble de liens, c’est-à-dire parfois en trancher certains. L’essentiel se passe au niveau de l’infime. Pour le communiste, le monde des faits importants s’étend à perte de vue. C’est toute l’alternative entre individuel et collectif que la perception en termes de liens vient révoquer positivement. Un « je » qui, en situation, sonne juste peut être un « nous » d’une rare puissance. Aussi bien, le bonheur propre à toute Commune renvoie à la plénitude des singularités, à une certaine qualité de liens, au rayonnement en son sein de chaque fragment de monde – fin des entités, de leur surplomb, fin des claustrations individuelles et collectives, fin du règne du narcissisme. « Le seul et unique progrès, écrivait le poète Franco Fortini, consiste et consistera à atteindre un lieu plus haut, visible, voyant, où il sera possible de promouvoir les puissances et les qualités de chaque existence singulière. » Ce qu’il y a à déserter, ce n’est pas « la société » ni la « vie individuelle », mais le couple qu’ils font ensemble. Il nous faut apprendre à nous mouvoir sur un autre plan.

Il y a désagrégation flagrante de la « société », mais il y a aussi, de son côté, manœuvre de recomposition. Comme souvent, c’est vers l’autre côté de la Manche qu’il faut porter notre regard pour voir ce qui nous attend. Ce qui nous attend, c’est ce que mettent déjà en œuvre les gouvernements conservateurs en Grande-Bretagne depuis 2010 : la « Big Society ». Comme son nom ne l’indique pas, le projet de « Grande Société » dont il est ici question consiste en un démantèlement terminal des dernières institutions rappelant vaguement l’« État social ». Ce qui est curieux, c’est que cette pure réforme néo-libérale énonce ainsi ses priorités : « donner plus de pouvoirs aux “communautés” (localisme et décentralisation), encourager les personnes à s’engager activement dans leur “communauté” (bénévolat), transférer des compétences du gouvernement central vers les autorités locales, soutenir les coopératives, les mutuelles, les associations charitables et les “entreprises sociales”, publier les données publiques (open government) ». La manœuvre de la société libérale, au moment où elle ne peut plus cacher son implosion, c’est d’entreprendre de sauver la nature particulière, et particulièrement peu ragoûtante, des rapports qui la constituent en se dupliquant à l’infini en un pullulement de mille petites sociétés : les collectifs. Les collectifs en tout genre – de citoyens, d’habitants, de travail, de quartier, d’activistes, d’associations, d’artistes – sont l’avenir du social. On adhère là aussi comme individu, sur une base égalitaire, autour d’un intérêt, et on est libre de les quitter quand on veut. Si bien qu’ils partagent avec le social sa texture molle et ectoplasmique. Ils ont l’air d’être simplement une réalité floue, mais ce flou est leur marque distinctive. La troupe de théâtre, le séminaire, le groupe de rock, l’équipe de rugby, sont des formes collectives. Ils sont agencement d’une multiplicité d’hétérogènes. Ils contiennent des humains distribués à différentes positions, à différentes tâches, qui dessinent une configuration particulière, avec des distances, des espacements, un rythme. Et ils contiennent aussi toutes sortes de non-humains – des lieux, des instruments, du matériel, des rituels, des cris, des chants, des ritournelles. C’est cela qui en fait des formes, des formes déterminées. Mais ce qui caractérise « le collectif » en tant que tel, c’est justement qu’il est informe. Et ce jusque dans son formalisme. Le formalisme, qui se veut un remède à son absence de forme, n’en est qu’un masque ou une ruse, et généralement temporaire. Il suffit de faire acte d’appartenance au collectif et d’y être accepté pour en faire partie au même titre que tout autre. L’égalité et l’horizontalité postulées rendent au fond toute singularité affirmée scandaleuse ou insignifiante, et font d’une jalousie diffuse sa tonalité affective fondamentale. Ce ne sont donc, par contre-coup, qu’ambitions inavouées, agitations en coulisse, racontars ridicules. Les médiocres trouvent là un opium grâce auquel oublier leur sentiment d’insuffisance. La tyrannie propre aux collectifs est celle de l’absence de structure. C’est pourquoi ils ont tendance à se répandre partout. Quand on est vraiment cool, de nos jours, on ne fait pas juste un groupe de musique, on fait un « collectif de musiciens ». Idem pour les artistes contemporains et leurs « collectifs artistiques ». Et puisque la sphère de l’art anticipe si souvent ce qui va se généraliser comme la condition économique de tous, on ne s’étonnera pas d’entendre un chercheur en management et « spécialiste de l’activité collective » décrire cette évolution : Auparavant, on considérait l’équipe comme une entité statique où chacun avait son rôle et son objectif. On parlait alors d’équipe de production, d’intervention, de décision. Désormais, l’équipe est une entité en mouvement car les individus qui la composent changent de rôles pour s’adapter à leur environnement, qui est lui aussi changeant. L’équipe est aujourd’hui considérée comme un processus dynamique. Quel salarié des « métiers innovants » ignore encore ce que signifie la tyrannie de l’absence de structure ? Ainsi se réalise la parfaite fusion entre exploitation et auto-exploitation. Si toute entreprise n’est pas encore un collectif, les collectifs sont d’ores et déjà des entreprises – des entreprises qui ne produisent pour la plupart rien, rien d’autre qu’elles-mêmes. De même qu’une constellation de collectifs pourrait bien prendre la relève de la vieille société, il est à craindre que le socialisme ne se survive comme socialisme des collectifs, des petits groupes de gens qui se forcent à « vivre ensemble », c’est-à-dire : à faire société. Nulle part on ne parle autant du « vivre-ensemble » que là où tout le monde, au fond, s’entre-déteste et où personne ne sait vivre. « Contre l’uberisation de la vie, les collectifs », titrait récemment un journaliste. Les auto-entrepreneurs aussi ont besoin d’oasis contre le désert néo-libéral. Mais les oasis, à leur tour, sont anéanties : ceux qui y cherchent refuge y amènent avec eux le sable du désert.

Plus la « société » se désagrégera, plus grandira l’attraction des collectifs. Ils en figureront une fausse sortie. Cet attrape-nigaud fonctionne d’autant mieux que l’individu atomisé éprouve durement l’aberration et la misère de son existence. Les collectifs ont vocation à réagréger ceux que rejette ce monde, ou qui le rejettent. Ils peuvent même promettre une parodie de « communisme », qui inévitablement finit par décevoir et faire grossir la masse des dégoûtés de tout. La fausse antinomie que forment ensemble individu et collectif n’est pourtant pas difficile à démasquer : toutes les tares que le collectif a coutume de prêter si généreusement à l’individu – l’égoïsme, le narcissisme, la mythomanie, l’orgueil, la jalousie, la possessivité, le calcul, le fantasme de toute-puissance, l’intérêt, le mensonge –, se retrouvent en pire, en plus caricatural et inattaquable dans les collectifs. Jamais un individu ne parviendra à être aussi possessif, narcissique, égoïste, jaloux, de mauvaise foi et à croire à ses propres balivernes que le peut un collectif. Ceux qui disent « la France », « le prolétariat », « la société » ou « le collectif » en papillotant des yeux, quiconque a l’ouïe fine ne peut qu’entendre qu’ils ne cessent de dire « Moi ! Moi ! Moi ! ». Pour construire quelque chose de collectivement puissant, il faut commencer par renoncer aux collectifs et à tout ce qu’ils charrient de désastreuse extériorité à soi, au monde et aux autres. Heiner Müller allait plus loin : Ce qu’offre le capitalisme vise des ensembles collectifs mais c’est formulé de telle manière que ça les fait éclater. Ce qu’offre en revanche le communisme, c’est la solitude absolue. Le capitalisme n’offre jamais la solitude mais toujours seulement la mise en commun. Mc Donald est l’offre absolue de la collectivité. On est assis partout dans le monde dans le même local ; on bouffe la même merde et tous sont contents. Car chez Mc Donald ils sont un collectif. Même les visages dans les restaurants Mc Donald deviennent de plus en plus semblables. Il y a le cliché du communisme comme collectivisation. Pas du tout ; le capitalisme, c’est la collectivisation Le communisme, c’est l’abandon de l’homme à sa solitude. Devant votre miroir le communisme ne vous donne rien. C’est sa supériorité. L’individu est réduit à son existence propre. Le capitalisme peut toujours vous donner quelque chose, dans la mesure où il éloigne les gens d’eux-mêmes (Fautes d’impression).

Sentir, entendre, voir ne sont pas des facultés politiquement indifférentes, ni équitablement réparties parmi les contemporains. Et le spectre de ce que perçoivent les uns et les autres est variable. Il est au reste de rigueur, dans les rapports sociaux actuels, de rester à la surface, de crainte qu’un convive ne soit pris de vertige en abîmant son regard en soi-même. Si tout le cirque social dure encore, c’est parce que chacun s’échine à garder la tête hors de l’eau quand il faudrait plutôt accepter de se laisser tomber jusqu’à toucher quelque chose de solide. La naissance de ce qui devint, au cours du conflit contre la loi Travail, le « cortège de tête » est l’effet d’une vision. Quelques centaines de « jeunes » ont vu, dès les premières manifestations, que les corps syndicaux défilaient comme des zombies, qu’ils ne croyaient pas un mot des slogans qu’ils beuglaient, que leur service d’ordre matraquait les lycéens, qu’il n’y avait pas moyen de suivre ce grand cadavre, qu’il fallait donc à tout prix prendre la tête de la manifestation. Ce qui fut fait. Et refait. Et refait. Jusqu’à rencontrer la limite où, le « cortège de tête » se répétant, il n’était plus un geste dans une situation, mais un sujet se mirant dans le reflet des médias, notamment alternatifs. Il était alors temps de déserter cette désertion en train de se figer, de se parodier. Et de continuer à se mouvoir. Cela dit, tout le temps où il est resté vivant, ce cortège de tête fut le lieu depuis lequel les choses devenaient claires, le lieu d’une contamination de la faculté à voir ce qui se passait. Du simple fait qu’il y avait lutte, que des déterminations s’affrontaient, que des forces s’agrégeaient, s’alliaient ou se séparaient, que des stratégies étaient mises en œuvre, et que tout cela se traduisait dans la rue, et pas seulement à la télé, il y avait situation. Le réel faisait retour, il se passait quelque chose. On pouvait être en désaccord sur ce qui se passait, on pouvait le lire de façon contradictoire : au moins y avait-il lisibilité du présent. Quant à savoir quelles lectures étaient justes et lesquelles fausses, le cours des événements devait tôt ou tard trancher ; et ce n’était plus, alors, une question d’interprétation. Si nos perceptions n’étaient pas ajustées, cela se payait en coups de matraques. Nos erreurs n’étaient plus une question de « point de vue », elles se mesuraient en points de suture et en chairs tuméfiées. Deleuze disait de 1968 que ce fut un phénomène de voyance : une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose. Ce à quoi Benjamin ajoutait : La voyance est la vision de ce qui est en train de prendre forme : […] Percevoir exactement ce qui arrive à la seconde même est plus décisif que savoir par avance le futur lointain. Dans les circonstances ordinaires, la plupart des gens finissent bien par voir, mais quand il est beaucoup trop tard – lorsqu’il est devenu impossible de ne pas voir et que cela ne sert plus à rien. L’aptitude à la voyance ne doit rien à un vaste savoir, qui sert bien souvent à ignorer l’essentiel. À l’inverse, l’ignorance peut couronner le plus banal entêtement dans l’aveuglement. Disons que la vie sociale exige de chacun qu’il ne voie rien, ou du moins qu’il fasse comme si il ne voyait rien.

Il n’y a aucun sens à partager des choses si l’on ne commence pas par communiser l’aptitude à voir. Sans cela, vivre le communisme s’apparente à une danse furieuse dans le noir absolu : on se heurte, on se blesse, on se flanque des bleus à l’âme et au corps, sans même le vouloir et sans même savoir à qui, au juste, en vouloir. S’ajouter la capacité à voir des uns et des autres en tout domaine, composer de nouvelles perceptions et les raffiner à l’infini, voilà l’objet central de toute élaboration communiste, l’accroissement de puissance immédiat qu’elle détermine. Ceux qui ne veulent rien voir ne peuvent produire que des désastres collectifs. Il faut se faire voyant, pour soi autant que pour les autres.

Voir, c’est parvenir à sentir les formes. Contrairement à ce qu’un mauvais héritage philosophique nous a inculqué, la forme ne relève pas de l’apparence visible, mais du principe dynamique. La véritable individuation n’est pas celle des corps, mais celle des formes. Il suffit de se pencher sur le processus d’idéation pour s’en convaincre : rien n’illustre mieux l’illusion du Moi individuel et stable que la croyance que j’aurais des idées tant il est clair que les idées me viennent, sans même que je sache d’où, de processus neuronaux, musculaires, symboliques si enfouis qu’elles affluent naturellement en marchant, ou quand je m’endors et que cèdent les frontières du Moi. Une idée qui surgit, c’est un bon exemple de forme : dans son énoncé entrent en constellation sur le plan du langage quelque chose d’infra-individuel – une part de nous, un éclat d’expérience, un bout d’affect – et quelque chose de supra-individuel. Une forme est quelque chose qui tient rassemblés en soi, en une unité tendue, dynamique, des éléments hétérogènes du Moi et du monde. L’essence de la forme, disait le jeune Lukàcs dans son jargon idéaliste, a toujours résidé dans le processus par lequel deux principes qui s’excluent absolument deviennent forme sans s’abolir réciproquement ; la forme, c’est le paradoxe qui a pris corps, la réalité de l’expérience vécue, la vie véritable de l’impossible. Car la forme n’est pas la réconciliation mais la guerre, transposée dans l’éternité, de principes en lutte. La forme naît de la rencontre entre une situation et une nécessité. Une fois née, elle affecte bien au-delà d’elle-même. On aura vu, dans le conflit du printemps 2016, la naissance d’une forme depuis un point parfaitement singulier, parfaitement repérable. Sur le pont d’Austerlitz, le 31 mars 2016, un courageux petit groupe avance sur les CRS et les fait reculer : il y a une première ligne de gens masqués et porteurs de masques à gaz tenant une banderole renforcée, d’autres gens masqués qui les retiennent en cas de tentative d’arrestation et qui font bloc derrière la première ligne, et derrière encore et sur les côtés, d’autres masqués armés de bâtons qui tapent sur les flics. Cette petite forme apparue, la vidéo de son exploit tourna sur les réseaux sociaux. Elle ne cessa, dans les semaines qui suivirent, de faire des petits, jusqu’à l’acmé du 14 juin 2016 où on ne pouvait plus dénombrer sa progéniture. Parce qu’il y va, dans chaque forme, de la vie même, la véritable question communiste n’est pas « comment produire ? », mais « comment vivre ? ». Le communisme, c’est la centralité de la vieille question éthique, celle-là même que le socialisme historique avait toujours tenue pour « métaphysique », « prématurée » ou « petite-bourgeoise », et non celle du travail. C’est la détotalisation générale, et non la socialisation de tout.

Pour nous, le communisme n’est pas une finalité. Il n’y a pas de « transition » vers lui. Il est tout entier transition : il est en chemin. Les différentes façons d’habiter le monde ne cesseront jamais de se croiser, de se heurter et, par moments, de se combattre. Tout sera toujours à reprendre. Il ne manquera pas des usuels léninistes pour opposer à une telle conception, immanente, du communisme, la nécessité d’une articulation verticale, stratégique, de la lutte. Et l’instant d’après résonneront certainement les gros sabots de la « question de l’organisation ». La « question de l’organisation », c’est toujours et encore le Léviathan. À l’heure où l’apparente unité du Moi ne parvient plus à masquer le chaos de forces, d’attachements et de participations que nous sommes, comment croire encore à la fable de l’unité organique ? Le mythe de l’« organisation » doit tout aux représentations de la hiérarchie des facultés naturelles telles que nous les ont léguées la psychologie ancienne et la théologie chrétienne. Nous ne sommes plus assez nihilistes pour croire qu’il y aurait en nous quelque chose comme un organe psychique stable – disons : la volonté – qui commanderait à nos autres facultés. Cette belle invention de théologien, beaucoup plus politique qu’il n’y paraît, poursuivait un double but : d’une part faire de l’homme, fraîchement pourvu de sa « libre volonté », un sujet moral et le livrer ainsi au Jugement dernier comme aux châtiments du siècle ; d’autre part, à partir de l’idée théologique d’un Dieu ayant « librement » créé le monde et se distinguant donc essentiellement de son action, instituer une séparation formelle entre l’être et l’agir. Cette séparation, qui allait durablement marquer les conceptions politiques occidentales, a rendu illisible pour des siècles les réalités éthiques – le plan des formes de vie étant précisément celui de l’indistinction entre ce que l’on est et ce que l’on fait. Aussi bien « la question de l’organisation » existe-t-elle depuis ces bolcheviques de l’Antiquité tardive que furent les Pères de l’Église. Elle fut l’instrument de la légitimation de l’Église comme elle sera plus tard celui de la légitimation du Parti. Contre cette question opportuniste, contre l’existence postulée de la « volonté », il faut affirmer que ce qui « veut » en nous, ce qui incline n’est jamais la même chose. Que c’est une simple résultante, en certains instants cruciaux, du combat que se livrent en nous et hors de nous un réseau enchevêtré de forces, d’affects, d’inclinations, d’un agencement temporaire dans lequel telle force s’est tout aussi temporairement assujetti d’autres forces. Que la séquence de ces agencements produise une sorte de cohérence qui puisse aboutir à une forme, c’est un fait. Mais appeler à chaque fois du même nom ce qui se retrouve de façon contingente en position de dominer ou de donner l’impulsion décisive, se persuader qu’il s’agit toujours de la même instance, se persuader finalement que toute forme et toute décision sont tributaires d’un organe de décision, voilà un tour de passe-passe qui n’a que trop duré. D’avoir cru si longtemps à pareil organe, et d’avoir tant et tant stimulé ce muscle imaginaire, on aura abouti à l’aboulie fatale dont semblent affectés de nos jours les rejetons tardifs de l’Empire chrétien que nous sommes. À cela, nous opposons une attention fine aux forces qui habitent et traversent les êtres comme les situations, et un art des agencements décisifs.

Face à l’organisation capitaliste, une puissance destituante ne peut certes s’en tenir à sa propre immanence, à l’ensemble de ce qui, faute de soleil, croît sous la glace, à toutes les tentatives de construction locales, à une série d’attaques ponctuelles, même si tout ce petit monde devait se retrouver régulièrement dans de grandes manifestations houleuses. Et l’insurrection n’attendra pas que tout le monde devienne insurrectionnaliste, à coup sûr. Mais l’erreur heureusement cuisante des léninistes, trotskystes, négristes et autres sous-politiciens, c’est de croire qu’une période qui voit toutes les hégémonies brisées à terre pourrait encore admettre une hégémonie politique, même partisane, comme en rêvent Pablo Iglesias ou Chantal Mouffe. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que, dans une époque d’horizontalité proclamée, c’est l’horizontalité elle-même qui est la verticalité. Personne n’organisera plus l’autonomie des autres. La seule verticalité encore possible, c’est celle de la situation, qui s’impose à chacune de ses composantes parce qu’elle l’excède, parce que l’ensemble des forces en présence est plus que chacune d’elles. La seule chose qui soit à même d’unir transversalement l’ensemble de ce qui déserte cette société en un parti historique, c’est l’intelligence de la situation, c’est tout ce qui la rend lisible pas à pas, tout ce qui souligne les mouvements de l’adversaire, tout ce qui identifie les chemins praticables et les obstacles – le caractère systématique des obstacles. Depuis cette intelligence-là, ce qu’il faut de décollement vertical pour faire pencher certaines situations dans le sens désiré peut bien s’improviser à l’occasion.

Une pareille verticalité stratégique ne peut naître que d’un débat constant, généreux et de bonne foi. Les moyens de communication, dans cette époque, sont les formes d’organisation. C’est notre faiblesse, car ils ne sont pas entre nos mains, et ceux qui les contrôlent ne sont pas nos amis. Il n’y a donc d’autre choix que de déployer un art de la conversation entre les mondes qui fait cruellement défaut, et d’où seul peut émaner, au contact d’une situation, la décision juste. Un tel état du débat ne peut gagner le centre depuis la périphérie où il est pour l’heure tenu qu’au travers d’une offensive du côté de la sensibilité, sur le plan des perceptions, et non du discours. Nous parlons de s’adresser aux corps, et non juste à la tête.

Le communisme est le processus matériel qui vise à rendre sensible et intelligible la matérialité des choses dites spirituelles. Jusqu’à pouvoir lire dans le livre de notre propre corps tout ce que les hommes firent et furent sous la souveraineté du temps ; et à déchiffrer les traces du passage de l’espèce humaine sur une terre qui ne conservera aucune trace (Franco Fortini).