80 % des Français ont beau déclarer ne plus rien attendre des politiques, ils n’en sont pas moins 80 % à faire confiance à l’État et à ses institutions. Aucun scandale, aucune évidence, aucune expérience personnelle ne parvient à entamer sérieusement, dans ce pays, le respect dû à l’institution. Ce sont toujours les hommes qui l’incarnent qui sont à blâmer. Il y a eu bavure, abus, défaillance exceptionnelle. Les institutions, semblables en cela à l’idéologie, sont à l’abri du démenti des faits, même permanent. Il a suffi que le Front national promette de restaurer les institutions pour, d’inquiétant, devenir rassurant. Rien d’étonnant à cela. Le réel a quelque chose d’intrinsèquement chaotique que les humains ont besoin de stabiliser en lui imposant une lisibilité et, par là, une prévisibilité. Et ce que procure toute institution, c’est justement une lisibilité arrêtée du réel, une stabilisation ultime des phénomènes. Si l’institution nous arrange tant, c’est que la sorte de lisibilité qu’elle garantit nous épargne surtout, à nous, à chacun d’entre nous, d’affirmer quoi que ce soit, de risquer notre lecture singulière de la vie et des choses, de produire ensemble une intelligibilité du monde qui nous soit propre et commune. Le problème, c’est que renoncer à faire cela, c’est simplement renoncer à exister. C’est démissionner devant la vie. En réalité, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’institutions, mais de formes. Or il se trouve que la vie, qu’elle soit biologique, singulière ou collective, est justement création continue de formes. Il suffit de les percevoir, d’accepter de les laisser naître, de leur faire une place et d’accompagner leur métamorphose. Une habitude est une forme. Une pensée est une forme. Une amitié est une forme. Une œuvre est une forme. Un métier est une forme. Tout ce qui vit n’est que formes et interactions de formes.

Seulement voilà, nous sommes en France, le pays où même la Révolution est devenue une institution, et qui a exporté cette équivoque aux quatre coins du monde. Il y a une passion spécifiquement française de l’institution à laquelle nous devons régler son compte si nous voulons pouvoir un jour reparler de révolution, sinon en faire une. Ici, la plus libertaire des psychothérapies a jugé bon de se qualifier d’« institutionnelle », la plus critique des sociologies s’est donné le nom d’« analyse institutionnelle ». Si le principe nous vient de la Rome antique, l’affect qui l’accompagne est de provenance nettement chrétienne. La passion française de l’institution est le symptôme flagrant de la durable imprégnation chrétienne d’un pays qui s’en croit délivré. D’autant plus durable, au reste, qu’il s’en croit délivré. Il ne faut jamais oublier que le premier penseur moderne de l’institution est ce taré de Calvin, ce modèle de tous les contempteurs de la vie, et qu’il est né en Picardie. La passion française de l’institution provient d’une défiance proprement chrétienne envers la vie. La grande malice de l’idée d’institution est de prétendre qu’elle nous affranchirait du règne des passions, des aléas incontrôlables de l’existence, qu’elle serait un au-delà des passions quand elle n’est que l’une d’elles, et certainement l’une des plus morbides. L’institution se veut un remède aux hommes, à qui on ne peut décidément pas faire confiance, peuple ou dirigeant, voisin, frère ou inconnu. Ce qui la gouverne, c’est toujours la même fadaise de l’humanité pécheresse, sujette au désir, à l’égoïsme, à la concupiscence, qui doit se garder d’aimer quoi que ce soit en ce monde et de céder à ses penchants tous uniformément vicieuse. Ce n’est pas de sa faute si un économiste tel que Frédéric Lordon ne peut se figurer une révolution qui ne soit une nouvelle institution. Car c’est toute la science économique, et pas seulement son courant « institutionnaliste », qui se ramène en dernier ressort à du saint Augustin. Au travers de son nom et de son langage, ce que promet l’institution, c’est qu’une chose, en ce bas monde, aura transcendé le temps, se sera soustrait au cours imprévisible du devenir, aura établi un peu d’éternité palpable, un sens univoque, affranchi des liens humains et des situations – une stabilisation du réel définitive comme la mort.

C’est tout ce mirage qui s’évanouit quand éclate une révolution. Soudainement ce qui semblait éternel s’effondre dans le temps comme dans un puits sans fond. Ce qui semblait plonger ses racines dans le cœur des hommes s’avère n’être qu’une fable bonne pour les gogos. Les palais se vident et l’on découvre dans les papiers du souverain laissés en désordre que lui-même n’y croyait plus, s’il y avait jamais cru. Car derrière la façade de l’institution, ce qui se trame est toujours autre chose que ce qu’elle prétend être, c’est même précisément ce dont elle prétendait avoir délivré le monde : la très humaine comédie de la coexistence de réseaux, de fidélités, de clans, d’intérêts, de lignées, de dynasties même, une logique de lutte acharnée pour des territoires, des moyens, des titres misérables, de l’influence, des histoires de cul et de cornecul, de vieilles amitiés et des haines recuites. Toute institution est, dans sa régularité même, le résultat d’un intense bricolage et, en tant qu’institution, du déni de ce bricolage. Sa prétendue fixité masque un appétit glouton d’absorber, de contrôler, d’institutionnaliser tout ce qui est à sa marge et recèle un peu de vie. Le véritable modèle de toute institution est universellement l’Église. De même que l’Église n’a manifestement pas pour but de mener le troupeau humain au salut divin, mais de faire son propre salut dans le temps, la fonction alléguée d’une institution n’est que prétexte à son existence. Dans toute institution, c’est la Légende du Grand Inquisiteur qui se rejoue à l’année. Son but véritable est platement de persister. Inutile de préciser ce qu’il faut broyer d’âmes et de corps pour parvenir à ce résultat, et jusque dans sa propre hiérarchie. On n’en devient pas chef sans être, au fond, le plus broyé – le roi des broyés. Réduire la délinquance, « défendre la société », ne sont que le prétexte de l’institution pénitentiaire. Si, depuis les siècles qu’elle existe, elle n’y est jamais parvenue, bien au contraire, et qu’elle demeure pourtant, c’est que son but est autre : c’est de continuer à exister et de croître si possible, et pour cela de veiller sur le vivier de la délinquance et gérer les illégalismes. Le but de l’institution médicale n’est pas de se soucier de la santé des gens, mais de produire les patients qui justifient son existence et la définition de la santé correspondante. Rien de neuf, de ce côté-là, depuis Ivan Illich et sa Némésis médicale. Ce n’est pas l’échec des institutions de santé que nous ayons fini par vivre dans un monde de part en part toxique et qui rend tout le monde malade. C’est au contraire son triomphe. L’échec apparent des institutions est, bien souvent, leur fonction réelle. Si l’école dégoûte les enfants d’apprendre, ce n’est pas fortuitement : c’est que des enfants ayant le goût d’apprendre la rendraient presque inutile. Idem pour les syndicats, dont le but n’est manifestement pas l’émancipation des travailleurs, mais plutôt la perpétuation de leur condition. Que pourraient bien faire de leur vie les bureaucrates de la centrale si les travailleurs avaient la mauvaise idée de se libérer véritablement ? Il y a bien entendu dans toute institution des gens sincères qui croient vraiment qu’ils sont là pour accomplir leur mission. Mais ce n’est pas un hasard si ceux-là se voient systématiquement mettre des bâtons dans les roues, sont systématiquement tenus à l’écart, punis, brimés, bientôt ostracisés, avec la complicité de tous les « réalistes » qui se taisent. Ces victimes de choix de l’institution ont du mal à comprendre son double langage, et ce qu’elle leur demande en vérité. Leur destin est d’y être traitées en trouble-fêtes, en révoltés, et à s’en étonner éternellement.

Contre la moindre possibilité révolutionnaire en France, on trouvera toujours l’institution du Moi et le Moi de l’institution. Dans la mesure où « être quelqu’un » socialement se ramène toujours, en dernier ressort, à la reconnaissance de, à l’allégeance à quelque institution, dans la mesure où réussir, c’est se conformer au reflet que l’on vous tend dans le palais des glaces du jeu social, l’institution tient chacun par le Moi. Tout cela ne pourrait durer, serait bien trop figé, trop peu dynamique, si l’institution n’avait à cœur de compenser sa rigidité par une attention constante aux mouvements qui la bousculent. Il y a une dialectique perverse entre institution et mouvements, qui témoigne de son instinct de survie acharné. Une réalité aussi ancienne, massive, hiératique, inscrite dans les corps et les esprits de ses sujets depuis des centaines d’années que l’État français n’aurait pu durer si longtemps s’il n’avait su tolérer, observer et récupérer pas à pas critiques et révolutionnaires. Le rituel carnavalesque des mouvements sociaux y fonctionne comme une soupape de sécurité, comme un instrument de gestion du social autant que de renouvellement de l’institution. Ils lui apportent la souplesse, la chair fraîche, le sang neuf qui lui font si cruellement défaut. Génération après génération, dans sa grande sagesse, l’État a su coopter ceux qui se révélaient disposés à se laisser acheter, et écraser ceux qui jouaient les irréductibles. Ce n’est pas pour rien que tant d’anciens meneurs de mouvements étudiants ont si naturellement accédé à des postes ministériels. Voilà des gens qui ne peuvent qu’avoir le sens de l’État, c’est-à-dire le sens de l’institution comme masque.

Briser le cercle qui fait de sa contestation l’aliment de ce qui domine, marquer une rupture dans la fatalité qui condamne les révolutions à reproduire ce qu’elles chassent, rompre la cage de fer de la contre-révolution, telle est la vocation de la destitution. La notion de destitution est nécessaire pour libérer l’imaginaire révolutionnaire de tous les vieux fantasmes constituants qui l’entravent, de tout l’héritage trompeur de la Révolution française. Elle est nécessaire pour trancher au sein de la logique révolutionnaire, pour opérer un partage à l’intérieur même de l’idée d’insurrection. Car il y a des insurrections constituantes, celles qui finissent comme ont fini toutes les révolutions à ce jour : en se retournant en leur contraire, celles que l’on fait « au nom de… » – au nom de qui ? le peuple, la classe ouvrière ou la religion, peu importe. Et il y a des insurrections destituantes, comme l’ont été mai 1968, le mai rampant italien et tant de communes insurrectionnelles. En dépit de tout ce qui a pu s’y passer de beau, de vivant, d’inattendu, Nuit debout, comme auparavant le mouvement des places espagnol ou Occupy Wall Street, tenait encore du vieux prurit constituant. Ce qui s’y est spontanément mis en scène n’est autre que la vieille dialectique révolutionnaire qui prétend opposer aux « pouvoirs constitués » le « pouvoir constituant » du peuple envahissant l’espace public. Ce n’est pas pour rien que dans les trois premières semaines de Nuit debout, place de la République, pas moins de trois commissions sont apparues se donnant pour mission de réécrire une Constitution. Ce qui s’est rejoué là, c’est le même débat constitutionnel qui se joue à guichets fermés en France depuis 1792. Et il semble qu’on ne s’en lasse pas. C’est un sport national. On n’a même pas besoin de rafraîchir la mise en scène pour le remettre au goût du jour. Il faut dire que l’idée de réforme constitutionnelle présente l’avantage de satisfaire à la fois le désir de tout changer et le désir que rien ne change – ce ne sont finalement que quelques lignes, des modifications symboliques. Tant que l’on débat de mots, tant que la révolution se formule dans le langage du droit et de la loi, les voies de sa neutralisation sont connues et balisées.

Lorsque des marxistes sincères proclament dans un tract syndical « nous sommes le pouvoir réel ! », c’est toujours la même fiction constituante qui opère, et qui nous éloigne d’une pensée stratégique. L’aura révolutionnaire de cette vieille logique est telle qu’en son nom les pires mystifications arrivent à se faire passer pour des évidences. « Parler de pouvoir constituant, c’est parler de démocratie. » C’est par ce mensonge hilarant que Toni Negri commence son livre sur le sujet, et il n’est pas seul à claironner ce genre d’âneries en dépit du bon sens. Il suffit d’avoir ouvert la Théorie de la constitution de Carl Schmitt, qui ne compte pas précisément parmi les grands amis de la démocratie, pour s’aviser du contraire. La fiction du pouvoir constituant convient aussi bien à la monarchie qu’à la dictature. « Au nom du peuple », ce joli slogan présidentiel ne dit rien à personne ? On s’en veut de devoir rappeler que l’abbé Siéyès, l’inventeur de la funeste distinction entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, ce tour de passe-passe de génie, n’a jamais été un démocrate. Ne disait-il pas, dans son fameux discours du 7 septembre 1789 : « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants » ? Si parler de « pouvoir constituant » n’est pas forcément parler de « démocratie », voilà deux notions qui mènent toujours, l’une et l’autre, les révolutions à l’impasse.

Destituere en latin signifie : placer debout à part, dresser isolément ; abandonner ; mettre à part, laisser tomber, supprimer ; décevoir, tromper. Là où la logique constituante vient s’écraser sur l’appareil du pouvoir dont elle entend prendre le contrôle, une puissance destituante se préoccupe plutôt de lui échapper, de lui retirer toute prise sur elle, à mesure qu’elle gagne en prise sur le monde qu’à l’écart elle forme. Son geste propre est la sortie, tout autant que le geste constituant est la prise d’assaut. Dans une logique destituante, la lutte contre l’État et le capital vaut d’abord pour la sortie de la normalité capitaliste qui s’y vit, pour la désertion des rapports merdiques à soi, aux autres et au monde qui s’y expérimentent. Ainsi donc, là où les constituants se placent dans un rapport dialectique de lutte avec ce qui règne pour s’en emparer, la logique destituante obéit à la nécessité vitale de s’en dégager. Elle ne renonce pas à la lutte, elle s’attache à sa positivité. Elle ne se règle pas sur les mouvements de l’adversaire, mais sur ce que requiert l’accroissement de sa propre puissance. Elle n’a donc que faire de critiquer : « C’est que ou bien l’on sort tout de suite, sans perdre son temps à critiquer, simplement parce que l’on se trouve placé ailleurs que dans la région de l’adversaire, ou bien on critique, on garde un pied dedans, tandis qu’on a l’autre dehors. Il faut sauter en dehors et danser par-dessus », comme l’expliquait Jean-François Lyotard pour saluer le geste de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. Deleuze faisait d’ailleurs cette remarque : On reconnaît sommairement un marxiste à ce qu’il dit qu’une société se contredit, se définit par ses contradictions, et notamment ses contradictions de classes. Nous disons plutôt que, dans une société, tout fuit, et qu’une société se définit par ses lignes de fuite. Fuir, mais en fuyant, chercher une arme. La question n’est pas de lutter pour le communisme. Ce qui importe, c’est le communisme qui se vit dans la lutte elle-même. La véritable fécondité d’une action réside à l’intérieur d’ellemême. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas, pour nous, de question d’efficacité constatable d’une action. Cela signifie que la puissance d’impact d’une action ne réside pas dans ses effets, mais dans ce qui s’y exprime immédiatement. Ce qui s’édifie sur la seule base de l’effort finit toujours par s’effondrer pour cause d’épuisement. Typiquement, l’opération que le cortège de tête a fait subir au dispositif processionnaire de la manifestation syndicale est une opération de destitution. Par la joie vitale qu’il exprimait, par la justesse de son geste, par sa détermination, par son caractère affirmatif autant qu’offensif, le cortège de tête a attiré à lui tout ce qu’il restait de vivant dans les rangs militants et a destitué la manifestation comme institution. Non par la critique du reste du cortège, mais en faisant un usage autre que symbolique du fait de prendre la rue. Se soustraire aux institutions, c’est tout sauf laisser un vide, c’est positivement les étouffer.

Destituer, ce n’est pas d’abord attaquer l’institution, mais le besoin que nous avons d’elle. Ce n’est pas la critiquer – les premiers critiques de l’État, ce sont les fonctionnaires eux-mêmes ; quant au militant, plus il critique le pouvoir, plus il le désire et plus il méconnaît son désir –, mais prendre à cœur ce qu’elle est censée faire, hors d’elle. Destituer l’université, c’est établir loin d’elle des lieux de recherche, de formation et de pensée plus vivants et plus exigeants qu’elle ne l’est – ce n’est pas dur –, y voir affluer les derniers esprits vigoureux lassés de fréquenter les zombies académiques, et seulement alors lui porter le coup de grâce. Destituer la justice, c’est apprendre à régler nous-mêmes nos différends, y mettre de la méthode, paralyser sa faculté de juger et chasser ses sbires de nos vies. Destituer la médecine, c’est savoir ce qui est bon pour nous et ce qui nous rend malades, arracher à l’institution les savoirs passionnés qui y survivent sous le boisseau et ne plus jamais se retrouver seul, à l’hôpital, corps livré à la souveraineté artiste d’un chirurgien dédaigneux. Destituer le gouvernement, c’est se rendre ingouvernables. Qui a parlé de vaincre ? Surmonter est tout.

Le geste destituant ne s’oppose pas à l’institution, il ne mène pas contre elle une lutte frontale, il la neutralise, la vide de sa substance, fait un pas d’écart et la regarde expirer. Un bon exemple du caractère indirect de l’action d’une puissance destituante est la façon dont le parti alors au pouvoir, le Parti socialiste, a été amené à l’été 2016 à annuler son université annuelle à Nantes. Ce qui s’est constitué en juin à Nantes au sein de l’assemblée « À l’abordage ! » a réalisé ce que le cortège de tête n’avait pas réussi à faire durant tout le conflit du printemps : amener les composantes hétérogènes de la lutte à se rencontrer et à s’organiser ensemble au-delà d’une temporalité de mouvement. Syndicalistes, nuitdeboutistes, étudiants, zadistes, lycéens, retraités, associatifs et autres artistes ont commencé à préparer au PS un comité d’accueil bien mérité. Les risques étaient grands, pour le gouvernement, que renaisse là, à un degré d’organisation supérieur, la petite puissance destituante qui lui avait gâché la vie durant tout le printemps. Les efforts convergents des centrales, de la police et des vacances pour enterrer le conflit auraient été en pure perte. Le PS se retira donc et renonça à livrer bataille devant la menace que représentaient la positivité même des liens qui firent l’assemblée « À l’abordage » et la détermination qui en émanait. Identiquement, c’est la puissance des liens qui s’articulent autour de la ZAD qui la protège, et non sa force militaire. Les plus belles victoires destituantes sont souvent celles où la bataille n’a tout simplement jamais lieu.

Fernand Deligny disait : Pour se battre contre le langage et l’institution, le fin mot est peut-être de ne pas se battre contre, mais de prendre le plus de distance possible, quitte à signaler sa position. Pourquoi irions-nous nous coller contre le mur ? Notre projet n’est pas d’investir la place. Deligny était manifestement ce que Toni Negri vomit comme « un destituant ». À constater où mène la logique constituante de combinaison des mouvements sociaux avec un parti visant à prendre le pouvoir, la destitution doit être le bon parti. On aura ainsi vu, dans les dernières années, Syriza, cette formation « issue du mouvement des places », se faire le meilleur relais des politiques d’austérité de l’Union européenne. Quant à Podemos, chacun aura pu apprécier la radicale nouveauté des querelles pour le contrôle de son appareil qui auront mis aux prises son numéro 1 et son numéro 2. Et comment oublier le touchant discours de Pablo Iglesias lors de la campagne législative de juin 2016 : Nous sommes la force politique de la loi et de l’ordre. Nous sommes fiers de dire “patrie”. Car la patrie a des institutions qui permettent aux enfants d’aller au théâtre et à l’école. C’est pour cela que nous sommes les tenants de l’institution, les tenants de la loi, parce que les humbles n’ont que la loi et le droit. Ou cette édifiante tirade de mars 2015, en Andalousie : Je veux faire un hommage : vive les militaires démocrates ! Vive la Guardia Civil, ces policiers qui mettent les menottes aux corrompus. Les dernières lamentables intrigues politiciennes qui font désormais la vie de Podemos ont arraché à certains de ses membres ce constat amer : Ils voulaient prendre le pouvoir, et c’est le pouvoir qui les a pris. Quant aux « mouvements citoyens » qui ont prétendu « squatter le pouvoir » en s’emparant par exemple de la mairie de Barcelone, ils en sont déjà à confier à leurs anciens amis des squats ce qu’ils ne peuvent pas encore déclarer en public : en accédant aux institutions, ils ont bien « pris le pouvoir », mais de là ils ne peuvent rien – à part faire capoter quelques projets hôteliers, légaliser une ou deux occupations et recevoir en grande pompe Anne Hidalgo, la maire de Paris.

La destitution permet de repenser ce que l’on entend par révolution. Le programme révolutionnaire traditionnel était celui d’une reprise en main du monde, d’une expropriation des expropriateurs, d’une appropriation violente de ce qui est à nous, mais dont on nous avait privés. Seulement voilà : le capital s’est emparé de chaque détail et de chaque dimension de l’existence. Il a fait un monde à son image. D’exploitation des formes de vie existantes, il s’est mué en univers total. Il a configuré, équipé et rendu désirables les manières de parler, de penser, de manger, de travailler et de partir en vacances, d’obéir et de se rebeller qui lui conviennent. Ce faisant, il a réduit à bien peu la part de ce que l’on pourrait, en ce monde, vouloir se réapproprier. Qui veut se réapproprier les centrales nucléaires, les entrepôts d’Amazon, les autoroutes, les agences de publicité, les TGV, Dassault, La Défense, les cabinets d’audit, les nanotechnologies, les supermarchés et leurs marchandises empoisonnées ? Qui envisage une reprise populaire des exploitations agricoles industrielles où un homme seul exploite 400 hectares de terres érodées au volant de son méga-tracteur piloté par satellite ? Personne de sensé. Ce qui complique la tâche aux révolutionnaires, c’est que là aussi le vieux geste constituant ne marche plus. Si bien que les plus désespérés, les plus acharnés à vouloir le sauver, ont finalement trouvé la martingale : pour en finir avec le capitalisme, il suffit de se réapproprier l’argent lui-même ! Un négriste déduit ceci du conflit du printemps 2016 : Notre but est le suivant : transformation des fleuves d’argent-commandement qui sortent des robinets de la BCE en argent comme argent, en revenu social inconditionnel ! Faire redescendre les paradis fiscaux sur Terre, attaquer les citadelles de la finance offshore, confisquer les dépôts des rentes liquides, garantir à toutes et tous l’usage de la clé d’accès au monde de la marchandise – le monde dans lequel nous vivons réellement, que cela nous plaise ou pas. Le seul universalisme qu’on aime, c’est celui de l’argent ! Qui veut prendre le pouvoir, qu’il commence par prendre l’argent ! Qui veut instituer les commons du contre-pouvoir, qu’il commence par assurer les conditions matérielles à partir desquelles ces contre-pouvoirs peuvent effectivement être construits ! Qui veut l’exode destituant, qu’il considère les possibilités objectives de soustraction à la production des rapports sociaux dominants inhérentes à la possession d’argent ! Qui veut la grève générale et reconductible, qu’il réfléchisse aux marges d’autonomie salariale concédées par une socialisation du revenu digne de ce nom ! Qui veut l’insurrection des subalternes, qu’il n’oublie pas la puissante promesse de libération contenue dans le mot d’ordre “Prenons-nous l’argent” ! Le révolutionnaire qui tient à sa santé mentale, plutôt que d’en venir à de telles extrémités discursives, ne peut que laisser derrière lui la logique constituante et ses fleuves d’argent imaginaires.

Le geste révolutionnaire ne consiste donc plus désormais en une simple appropriation violente de ce monde, il se dédouble. D’un côté, il y a des mondes à faire, des formes de vie à faire croître à l’écart de ce qui règne, y compris en récupérant ce qui peut l’être de l’état de choses actuel, et de l’autre il y a à attaquer, à purement détruire le monde du capital. Double geste qui se dédouble encore : évidemment que les mondes que l’on construit ne maintiennent leur écart par rapport au capital que par la complicité dans le fait de l’attaquer et de conspirer contre lui, évidemment que des attaques qui ne porteraient pas en leur cœur une autre idée vécue du monde seraient sans portée réelle, s’épuiseraient en un activisme stérile. Dans la destruction se construit la complicité à partir de quoi se construit ce qui fait le sens de détruire. Et vice versa. C’est seulement d’un point de vue destituant que l’on peut saisir tout ce qu’il y a d’incroyablement constructif dans la casse. On ne comprendrait pas, sans cela, qu’un tronçon entier de manifestation syndicale puisse applaudir et chanter quand finalement cède et s’effondre la vitrine d’un concessionnaire automobile ou quand est réduit en morceaux du mobilier urbain. Ni qu’il semble si naturel pour un cortège de tête de 10 000 personnes, de casser tout ce qui mérite de l’être, et même un peu plus, sur toute la longueur du parcours d’une manifestation comme le 14 juin 2016 à Paris. Ni que toute la rhétorique anti-casseurs de l’appareil de gouvernement, si rodée et en temps normal si efficace, ne cessa de patiner sans convaincre quiconque. La casse se comprend, entre autres choses, comme un débat ouvert en public sur la question de la propriété. Il faut retourner le reproche de mauvaise foi « ils cassent ce qui n’est pas à eux ». Comment voulez-vous casser quelque chose si, au moment de le casser, la chose n’est pas entre vos mains, n’est pas, en un sens, à vou ? Rappelons le Code civil : En fait de meubles, la possession vaut titre. Précisément, celui qui casse ne se livre pas à un acte de négation, mais à une affirmation paradoxale, contre-intuitive. Il affirme contre les évidences établies : « Ceci est à nous ! » La casse, donc, est affirmation, est appropriation. Elle manifeste le caractère problématique du régime de la propriété qui régit désormais toute chose. Ou du moins elle ouvre le débat sur ce point épineux. Et il n’y a guère d’autre façon de l’entamer que celle-là, tant on est prompt à le refermer dès qu’il s’ouvre pacifiquement. Chacun aura noté, au reste, combien le conflit du printemps 2016 aura été un divin intermède dans le processus de pourrissement du débat public.

Seule une affirmation a la puissance d’accomplir l’œuvre de la destruction. Le geste destituant est donc désertion et attaque, élaboration et saccage, et cela d’un même geste'. Il défie dans le même temps les logiques admises de l’alternative et de l’activisme. Ce qui se joue en lui, c’est un nouage entre le temps long de la construction et celui plus saccadé de l’intervention, entre la disposition à jouir de notre bout de monde et la disposition à le mettre en jeu. Avec le goût de risquer se perdent les raisons de vivre. Le confort, qui émousse les perceptions, se repaît de répéter des mots qu’il vide de sens et préfère ne rien savoir, est son véritable ennemi, son ennemi intérieur''. Il n’est pas question, ici, d’un nouveau contrat social, mais d’une nouvelle composition stratégique des mondes.

Le communisme est le mouvement réel qui destitue l’état de choses existant.