Pas content ! - Mot-clé - Kamo2024-03-27T18:57:02+01:00Gibusurn:md5:d1aadfbb494e48d249c8fbe4fbd6e772DotclearÀ nos amis : l'insurrection spinozisteurn:md5:400f5cf020f8d205d9f364508a4772c42014-11-27T18:17:00+01:002021-02-18T15:53:19+01:00gibusRessourcescapitalisme démocratiqueComité invisibleDebordFraisseHazanHeideggerinsurrectionKamoMarxSpinozaTiqqun<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/.a_nos_amis_s.jpg" alt="a_nos_amis.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="a_nos_amis.jpg, nov. 2014" /> S'il est un livre à lire <em>immédiatement</em>, c'est bien <em><a href="http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=876">À nos amis</a></em>, signé par le comité invisible et publié ce mois d'octobre par les éditions <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Fabrique_(%C3%A9diteur)" hreflang="fr">La Fabrique</a>.</p>
<p>Parce que ce <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/public/ana.epub">livre</a> approfondit la question révolutionnaire, dans la continuation du travail commencé avec <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Tiqqun" hreflang="fr">Tiqqun</a> et faisant bien évidemment l'objet du précédent livre rédigé par le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/comit%C3%A9%20invisible">comité invisible</a>, <em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Insurrection_qui_vient" hreflang="fr">L'Insurrection qui vient</a></em>, mais également de <em><a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/04/Premieres-mesures-revolutionnaires">Premières mesures révolutionnaires</a></em>, bien que signé cette fois-ci par Éric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a>. Parce qu'il évite tout bavardage et pointe très exactement les sujets sur lesquels il importe de s'interroger <em>ici et maintenant</em>. Parce qu'il analyse avec une clairvoyance inégalée la situation actuelle et les insurrections qui ont jailli – puis ont été écrasées – ces dernières années. Parce qu'il offre un éclairage quasi prémonitoire sur les soulèvements qui se produisent mondialement, à peine quelques jours après sa parution, et notamment en France contre les violences policières, suite à l'<a href="http://www.mediapart.fr/journal/france/061114/sivens-la-faute-des-gendarmes-le-mensonge-de-letat">assassinat</a> de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/R%C3%A9mi%20Fraisse">Rémi Fraisse</a>. Parce qu'il développe une attaque au cœur même des infrastructures de pouvoir du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a>. Parce qu'il dénonce sans concession les idéologies, stratégies et tactiques se réclamant « de gauche » mais qui n'ont comme résultat qu'un renforcement de l'ordre social, économique et politique actuel.</p>
<p>Mais aussi, parce que c'est un livre dont il se dégage une puissance indéniable. Parce que ses aphorismes incisifs et ses envolées poétiques touchent directement – <em>sans médiation</em> – le lecteur, tant intellectuellement que corporellement, affectivement ou sensuellement. Parce qu'il s'appuie sur une rare maîtrise d'un socle théorique et philosophique conséquent lui conférant une indéfectible solidité. Parce qu'il suscite <em>immédiatement</em> chez tout révolutionnaire un sentiment de Joie partagée, tant la lecture d<em>'À nos amis</em> conforte et réalise l'idée que l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/insurrection">insurrection</a> n'a jamais été aussi actuelle.</p>
<p>Tout ceci a déjà été mentionné à propos d<em>'À nos amis</em>, dont la sortie a été largement couverte par la presse. Et il n'est pas utile d'avancer ici une opinion supplémentaire sur ce livre. Car il n'est pas question dans cette adresse <q>à l'ami [, à] l'ami que l'on ne connaît pas encore, aussi</q>, d'exposer un point de vue qu'il s'agirait d'approuver ou de critiquer. Je n'en résumerai pas non plus l'enchaînement – qui, pour n'être point linéaire, n'en reste pas moins logique – des propos. Pour savoir sommairement ce que le comité invisible y retranscrit, on pourra se reporter par exemple à la <a href="http://rue89.nouvelobs.com/2014/10/21/sept-ans-apres-linsurrection-vient-comite-invisible-reapparait-255593">note de lecture</a> juste et fidèle, écrite par Camille Polloni, ou celle en anglais de <a href="http://paulcudenec.blogspot.fr/2014/11/the-living-force-of-insurrection.html">Paul Cudenec</a>.</p>
<p>On a souvent relevé à juste titre les influences situationnistes ou heideggeriennes du comité invisible. Mais j'aimerais dans ce billet souligner une autre philosophie qui sous-tend l'ensemble de ce dernier livre, en donne une clef de lecture et qui, à ma connaissance, n'a jamais été mentionnée, ni d'ailleurs explicitement revendiquée par le comité invisible. On ne peut même pas dire qu'il s'agisse d'une influence – peu importe que ce soit ou non le cas finalement –, tant cette philosophie apparaît maîtrisée, mise en pratique, en œuvre – mieux : réalisée – dans <em>À nos amis</em>. Car cette philosophie, loin de n'être que spéculation théorique, est une philosophie pratique, une <em>éthique</em>. Et cette éthique, qui est celle que propose le comité invisible comme <q>début de plan</q> pour <q>penser, attaquer, construire</q>, bref pour réaliser l'objectif révolutionnaire, c'est celle de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Spinoza">Spinoza</a>.</p> <h3>L'éthique révolutionnaire</h3>
<blockquote><p><q>Il n'y a pas d'autres monde. Il y a simplement une autre manière de vivre.</q> Jacques Mesrine (<em>À nos amis</em>, p. 9)</p></blockquote>
<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/.a_nos_amis_ed_lim_s.jpg" alt="a_nos_amis_ed_lim.jpg" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" title="a_nos_amis_ed_lim.jpg, nov. 2014" /></p>
<p>Dès cette exergue, le lecteur est prévenu : il va s'agir là de penser l'acte révolutionnaire et d'en exposer une éthique. En effet, qu'est-ce que la révolution sinon le passage d'une situation actuelle à une <em>autre</em> ? Et la citation de Mesrine est on ne peut plus claire sur le fait que cet <em>autre</em> ne doit pas être considéré comme un changement de monde, c'est-à-dire la destruction du monde actuel en vue de reconstruire un monde nouveau, mais bien plutôt comme une autre manière de vivre, d'habiter le seul monde qui nous est donné. Dès lors, la question qui se pose est de définir la teneur de cette <q>autre manière de vivre</q> que vise l'acte révolutionnaire :</p>
<blockquote><p>Ce qui est en jeu dans les insurrections contemporaines, c'est la question de savoir ce qu'est une forme désirable de la vie […] (<em>À nos amis</em>, p. 49)</p></blockquote>
<p>Il ne faut cependant pas confondre <em>Éthique</em> et <em>Morale</em>. Une Éthique est une recherche de la réponse à la question de comment <em>en pratique</em> conduire sa vie. Une <em>Morale</em> est un système de valeurs, fixées <em>arbitrairement</em> d'un commun accord, constituant le cadre dans lequel doivent s'inscrire tous les actes et pensées de la vie. Là n'est point l'objet d<em>'À nos amis</em>, qui regrette par exemple :</p>
<blockquote><p>Depuis la déroute des années 1970, la question <em>morale</em> de la radicalité s'est insensiblement substituée à la question <em>stratégique</em> de la révolution. (<em>À nos amis</em>, p. 143, 144)</p></blockquote>
<p>Il ne s'agit pas en effet de définir <em>a priori</em> ce qui est <em>bien</em> ou <em>mal</em> puis de s'appliquer à conformer ses actes et pensées à cette définition idéalisée. Cela n'a d'ailleurs aucun sens non plus pour Spinoza qui renverse ce jugement moral en notant que <em>bien</em> et <em>mal</em> ne peuvent être posés <em>a priori</em>, mais qu'au contraire c'est parce que ses actes ou ses pensées sont dirigées vers un objet que celui-ci doit être jugé <em>bon</em> et inversement <em>mauvais</em> si ses actes ou pensées repoussent cet objet :</p>
<blockquote><p>nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu'il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu'un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. (<em>Éthique</em>, III, 9, scolie<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup>)</p></blockquote>
<p>Non, la question révolutionnaire n'a rien à voir avec la morale mais tout avec l'éthique et <em>À nos amis</em> insiste là-dessus :</p>
<blockquote><p>Car l'insurrection est le déplacement sur un terrain offensif de cette organisation qui n'en est pas une, n'étant pas détachable de la vie ordinaire. Elle est un saut qualitatif au sein de l'élément éthique, non la rupture enfin consommée avec le quotidien. (<em>À nos amis</em>, p. 167)</p></blockquote>
<p>C'est à dire que la question révolutionnaire consiste, comme nous l'avons déjà vu, non pas à définir un autre monde dans lequel vivre, mais à savoir comment et vers où orienter nos désirs de vivre. Autrement dit, l'objectif révolutionnaire réside dans la connaissance de comment notre vie doit être conduite en vue de cet objectif même. C'est exactement ainsi que Spinoza présente en quoi consiste son <em>Éthique</em>, en précisant quelles sont les questions que celle-ci doit aborder :</p>
<blockquote><p>Je ne traiterai que de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l'Esprit humain et de sa béatitude suprême. (<em>Éthique</em>, II, préface)</p></blockquote>
<p>Ouvrons ici une courte parenthèse afin qu'il n'y ait pas de confusion chez ceux qui ne connaîtraient pas la philosophie de Spinoza. Lorsque ce dernier parle de <em>béatitude</em>, il ne s'agit nullement d'une notion religieuse, mais de la joie dans tout sa perfection. De même que Spinoza n'emploie le mot Dieu que parce qu'il s'agit du concept linguistique se rapportant le plus précisément à la toute puissance, c'est-à-dire à tout ce qui existe et peut exister. Dans la terminologie spinoziste, Dieu est ainsi complètement identifiée à la <em>Nature</em>. Et tout l'objectif de son éthique est dirigé vers la connaissance parfaite de cette totalité qu'est <q>Dieu, c'est à dire la Nature</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-2" id="rev-wiki-footnote-2">2</a>]</sup>.</p>
<p>Cette parenthèse refermée, il reste à voir, si l'objectif de l'éthique spinoziste est la béatitude, quel peut bien être celui de l'éthique insurrectionnelle. Nous savons déjà qu'il ne serait être celui d'imaginer un <q>autre monde</q>, <q>détach[é] de la vie ordinaire</q> en <q>rupture […] avec le quotidien</q>. Cette observation conduit <em>À nos amis</em> à préciser plus en avant, si ce n'est l'objectif de l'éthique révolutionnaire, tout au moins sur quoi celle-ci peut se baser, de quelle réalité peut-elle partir :</p>
<blockquote><p>Mais il y a, dans les insurrections contemporaines, quelque chose qui les désarçonne particulièrement : elles ne partent plus d'idéologies politiques, mais de <em>vérités éthiques</em>. […] Ce sont des vérités qui nous <em>lient</em> à nous-mêmes, à ce qui nous entoure et les uns aux autres. Elles nous introduisent à une vie d'emblée commune, à une existence inséparée, sans égard pour les parois illusoires de notre Moi. (<em>À nos amis</em>, p. 45, 46)</p></blockquote>
<h3>L'homme comme partie de la nature</h3>
<p>Ainsi, étant compris que l'éthique révolutionnaire exposée dans <em>À nos amis</em> vise à faire exister une <q>autre manière de vivre</q>, cette dernière doit rompre avec ce qui caractérise la manière de vivre actuelle, avec, par conséquent, ce qui dans l'ordre social actuel rend ce dernier invivable. Nous venons de voir déjà que cette caractéristique avait quelque chose à voir avec des <em>liens</em> que l'ordre social actuel aurait rompu, des liens tant avec <q>ce qui nous entoure</q> qu'entre <q>les uns [et les] autres</q>. Et c'est effectivement ce qui rend l'ordre social actuel catastrophique :</p>
<blockquote><p>Cette catastrophe est d'abord existentielle, affective, métaphysique. Elle réside dans l'incroyable étrangeté au monde de l'homme occidental, celle qui exige par exemple qu'il se fasse maître et possesseur de la nature […] (<em>À nos amis</em>, p. 29)</p></blockquote>
<p>C'est en effet un trait caractéristique de l'ordre social actuel, c'est-à-dire du <em>capitalisme démocratique</em>, que pour s'imposer en tant que tel, il lui est nécessaire que les consciences soient captées par une dialectique de la subjectivité et de l'objectivité et que la manière de vivre sous cet ordre soit tout entière dirigée par cette dialectique. Le capitalisme démocratique a besoin que les hommes qu'il tient sous sa coupe se considèrent comme des <em>sujets</em> libres, ayant pleins pouvoirs pour agir sur – et posséder – la nature qui les entoure, cette dernière devant donc être pensée comme <em>objet</em> de l'action productive de ces sujets — et comme leur <em>objet</em> de propriété – et donc <em>étrangère</em> à eux. On retrouve là bien entendu le concept d<em>'aliénation</em> de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Marx">Marx</a>, lorsqu'il décrit que <q>[le travail aliéné] rend étranger à l'homme son propre corps, comme la nature en dehors de lui, comme son essence spirituelle, son essence humaine<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-3" id="rev-wiki-footnote-3">3</a>]</sup></q>. Mais cette critique radicale de la philosophie moderne de la subjectivité est également à la base de la <em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Soci%C3%A9t%C3%A9_du_spectacle" hreflang="fr">Société du spectacle</a></em> de Guy <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Debord">Debord</a>. Et c'est encore elle que dénoncent les figures du <em><a href="http://bloom0101.org/bloomfabrique.pdf">Bloom</a></em> ou de la <em><a href="http://bloom0101.org/jeunefille.pdf">Jeune fille</a></em> dans les travaux antérieurs de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Tiqqun">Tiqqun</a>.</p>
<p>On peut comprendre que cette philosophie anthropocentrique de la subjectivité soit qualifiée d<em>'incroyable</em> dans <em>À nos amis</em> si l'on se souvient de la manière dont Spinoza dénie à l'homme toute notion de <em>libre arbitre</em> :</p>
<blockquote><p>les hommes se croient libres par cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions mais qu'ils ignorent les causes qui les déterminent. (<em>Éthique</em>, III, 2, scolie)</p></blockquote>
<p>Dans l'anthropologie spinoziste, le libre arbitre n'est rien de plus qu'une croyance, née de l'ignorance. Or, sans libre arbitre, c'est la notion même de sujet qui s'écroule et avec elle cette conception plaçant l'homme au centre de tout. C'est pour cette raison même qu'est raillé dans <em>À nos amis</em> le raisonnement erroné ayant conduit le candidat de la « gauche » française à intituler son programme pour les dernières élections présidentielles <em><a href="http://www.jean-luc-melenchon.fr/arguments/telechargez-le-programme-lhumain-dabord/">L'Humain d'abord</a></em> :</p>
<blockquote><p>La gauche de la gauche, quand on lui demande en quoi consisterait la révolution, s'empresse de répondre : <q>mettre l'humain au centre</q>. Ce qu'elle ne réalise pas, cette gauche-là, c'est combien le monde est fatigué de l'humanité – cette espèce qui s'est crue le joyaux de la création, qui s'est estimée en droit de tout ravager puisque tout lui revenait. (<em>À nos amis</em>, p. 33)</p></blockquote>
<p>Mais l'éthique révolutionnaire développée dans <em>À nos amis</em>, tout comme l'éthique spinoziste, ne part pas d'une conception de l'homme, d'une anthropologie, mais bien plutôt d'un niveau plus global, d'une conception de l<em>'Être</em>, de <em>Tout ce qui Est</em>, d'une <em>ontologie</em>. L'ontologie spinoziste critique d'ailleurs très explicitement cette conception faisant de l'homme un <em>Être</em> privilégié par rapport à <em>Tout ce qui Est</em>, <q>un empire dans un empire</q> :</p>
<blockquote><p>La plupart de ceux qui ont écrit sur les affects et sur les principes de la conduite semblent traiter non de choses naturelles qui suivent des lois générales de la Nature, mais de choses qui sont en dehors de cette Nature. Il semble même qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient en effet que, loin de le suivre, l'homme perturbe l'ordre de la Nature et que, dans ses propres actions, il exerce une puissance absolue et n'est déterminé que par lui-même. (<em>Éthique</em>, III, préface)</p></blockquote>
<p>Au contraire, il faut, dans cette ontologie, comprendre l'homme comme n'étant qu'une partie de la nature :</p>
<blockquote><p>Il est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la Nature. (<em>Éthique</em>, IV, 4)</p></blockquote>
<p>Mais si l'homme <em>n'est qu</em>'une partie de la nature, cela signifie qu'il est <em>tout cela et rien d'autre</em>, qu'il tire de la nature tout ce qu'il fait et pense :</p>
<blockquote><p>Qu'il soit sage ou insensé, l'homme est toujours une partie de la nature, et tout ce par quoi il est déterminé à agir doit être rapporté à la puissance de la nature en tant qu'elle peut être définie par la nature de tel ou tel homme. Qu'il soit conduit par la raison ou par le seul désir, l'homme en effet ne fait rien qui ne soit conforme aux lois et aux règles de la nature, c'est-à-dire en vertu du droit de nature. (<em>Traité politique</em>, II, 5<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-4" id="rev-wiki-footnote-4">4</a>]</sup>)</p></blockquote>
<p>Ainsi, toute l'éthique révolutionnaire d<em>'À nos amis</em> part de cette ontologie impliquant, puisque l'homme est une partie de la nature, que celui-ci se doit avant tout d'habiter pleinement celle-là. Les liens unissant la nature à l'homme sont ontologiquement insécables. C'est bien toute l'œuvre de l'idéologie subjectiviste du capitalisme qui, pour que celui-ci s'impose, nous fait croire à une séparation. Car imaginer une telle séparation entre l'homme et la nature rend nécessaire que les hommes soient gouvernés. Or, comme déjà affirmé dans <em>Premières mesures révolutionnaires</em>, <em>devenir à jamais ingouvernables</em> est un principe cardinal de l'éthique révolutionnaire :</p>
<blockquote><p>[…] la question du gouvernement ne se pose qu'à partir d'un vide, à partir d'un vide qu'il a le plus souvent fallu <em>faire</em>. Il faut au pouvoir d'être suffisamment détaché du monde, il lui faut avoir créé un vide suffisant autour de l'individu, ou bien en lui, avoir créé entre les êtres un espace assez déserté, pour que l'on puisse, de là, se demander comment on va agencer tous ces éléments disparates que plus rien ne relie, comment on va réunir le séparé <em>en tant que séparé</em>. Le pouvoir crée le vide. Le vide appelle le pouvoir.</p>
<p>
Sortir du paradigme du gouvernement, c'est partir en politique de l'hypothèse inverse. Il n'y a pas de vide, tout est habité, nous sommes chacun d'entre nous le lieu de passage et de nouage de quantité d'affects, de lignée, d'histoires, de significations, de flux matériels qui nous excèdent. Le monde ne nous environne pas, il nous traverse. Ce que nous habitons nous habite. Ce qui nous entoure nous constitue. Nous ne nous appartenons pas. Nous sommes toujours-déjà disséminés dans tout ce à quoi nous nous lions. La question n'est pas de former le vide d'où nous parviendrions à enfin ressaisir tout ce qui nous échappe, mais d'apprendre à mieux habiter ce qui est là, ce qui implique d'arriver à le percevoir – et cela n'a rien d'évident pour les enfants bigleux de la démocratie. Percevoir un monde peuplé non de choses, mais de forces, non de sujets, mais de puissances, non de corps, mais de liens.</p>
<p>
C'est par leur plénitude que les formes de vie achèvent la destitution. (<em>À nos amis</em>, p. 78, 79)</p></blockquote>
<p>S'opposant à l'idée de gouvernement – que Spinoza ne manquerait pas de qualifier d<em>'inadéquate</em> – c'est la qualité et la force des liens unissant les hommes entre eux et à la nature qui est mise en avant dans l'éthique d<em>'À nos amis</em> :</p>
<blockquote><p>La commune, c'est donc le pacte de se confronter ensemble au monde. C'est compter sur ses propres forces comme source de liberté. Ce n'est pas une entité qui est visée là : <em>c'est une qualité de lien et une façon d'être dans le monde</em>. Voilà un pacte qui ne pouvait qu'imploser avec l'accaparement de toutes les richesses par la bourgeoisie, avec le déploiement de l'hégémonie étatique. (<em>À nos amis</em>, p. 201, 202)</p></blockquote>
<h3>L'immanence de la révolution</h3>
<p>Ainsi cette <q>qualité de lien</q>, cette <q>façon d'être au monde</q> doivent être envisagées comme provenant de nos <q>propres forces</q>. C'est-à-dire qu'il ne faut pas compter sur une intervention extérieure, qui, du haut de sa supériorité, nous permettrait d'y accéder. Autrement dit : pas de transcendance. La révolution doit exister en elle-même et par elle-même :</p>
<blockquote><p>[…] la révolution, ce n'était pas ce sur quoi déboucherait peut-être un jour Taksim, mais son existence en acte, son immanence bouillonnante, ici et maintenant. (<em>À nos amis</em>, p. 200)</p></blockquote>
<p>Où l'on retrouve la principale caractéristique de l'ontologie spinoziste, qui est avant tout une ontologie de l<em>'immanence</em>. Spinoza commence en effet son <em>Éthique</em> par un premier livre intitulé <em>De Dieu</em>. La parenthèse ouverte précédemment nous met déjà en garde contre le fait d'y voir une quelconque idée religieuse : dans la terminologie spinoziste, Dieu est identique à la <em>Nature</em>, à tout ce qui existe et peut exister. Dieu est ainsi une <em>substance</em>, autrement dit <q>ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n'exige pas le concept d'une autre chose, à partir duquel il devrait être formé</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-5" id="rev-wiki-footnote-5">5</a>]</sup>. Et Spinoza démontre, en totale opposition au dualisme cartésien distinguant la substance étendue et la substance pensante – le corps et l'âme –, qu'il y a nécessairement unicité de la substance éternelle et infinie, ainsi <q>substance pensante et substance étendue sont une seule et même substance</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-6" id="rev-wiki-footnote-6">6</a>]</sup>. Cette unicité de la substance signifie qu'il existe une immanence complète de l'activité de production dans l'infinité des choses produites, la nature est <em>à la fois</em> tout ce qui produit et tout ce qui est produit. Spinoza distingue la <em>nature naturante</em> de la <em>nature naturée</em>, tout en rappelant qu'il s'agit de la même chose considérée différemment :</p>
<blockquote><p>Avant de continuer je veux expliquer, ou plutôt indiquer, ce que nous devons entendre par Nature Naturante et Nature Naturée. Je pense que, par ce qui précède, il apparaît déjà que nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu en tant qu'il est considéré comme une cause libre. Mais par Nature Naturée, j'entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de chacun de ses attributs, c'est-à-dire tous les modes des attributs de Dieu en tant qu'on les considère comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent, sans Dieu, ni être ni être conçues. (<em>Éthique</em>, I, 29, scolie)</p></blockquote>
<p><em>À nos amis</em> reprend une terminologie directement calquée sur cette distinction spinoziste, en réfutant une quelconque dialectique entre le <em>constituant</em> et le <em>constitué</em> :</p>
<blockquote><p>Un de ces vices réside en ce que nous pensons encore bien souvent la révolution comme une dialectique entre le constituant et le constitué. Nous croyons encore à la fable qui veut que tout pouvoir constitué s'enracine dans un pouvoir constituant, que l'État émane de la nation, comme le monarque absolu de Dieu, qu'il existe en permanence sous la constitution en vigueur, une autre constitution, un ordre à la fois sous-jacent et transcendant, le plus souvent muet , mais qui peut surgir par instants telle la foudre. (<em>À nos amis</em>, p. 73)</p></blockquote>
<p>Il découle de cette ontologie de l'immanence, tant pour Spinoza que dans <em>À nos amis</em>, que rien ne sert de croire en une quelconque <em>transcendance</em>, que celle-ci s'incarne dans un dieu anthropomorphe, dans un gouvernement quel qu'il soit ou dans une <em>société civile</em> réifiée :</p>
<blockquote><p>Il n'y a pas de ciel social au-dessus de nos têtes, il n'y a que nous et l'ensemble des liens, des amitiés, des inimitiés, des proximités et des distances effectives dont nous faisons l'expérience. Il n'y a que des nous, des puissances éminemment situées et leur capacité à étendre leurs ramifications au sein du cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose. (<em>À nos amis</em>, p. 195)</p></blockquote>
<h3>La puissance du <em>conatus</em> révolutionnaire</h3>
<p>En se fondant sur cette ontologie de l'immanence, on peut désormais, dans <em>À nos amis</em> tout comme avec Spinoza, en revenir à une anthropologie. On peut s'interroger sur ce qu'est cette partie de la nature que la citation d<em>'À nos amis</em> précédente nomme des <q>nous</q>.</p>
<p>À cette question de la nature humaine, il est donc répondu dans <em>À nos amis</em> que nous sommes <q>des puissances éminemment situées et leur capacité à étendre leurs ramifications au sein du cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose</q>. Il est ici frappant de constater qu'il s'agit exactement de la réponse que donne Spinoza lui aussi.</p>
<p>En effet, Spinoza nomme <em>conatus</em> cette puissance, qui est un <em>effort pour persévérer dans son être</em><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-7" id="rev-wiki-footnote-7">7</a>]</sup> et constitue l'essence actuelle de chaque homme<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-8" id="rev-wiki-footnote-8">8</a>]</sup>. Le <em>conatus</em> est une <em>volonté</em>, un <em>désir</em><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-9" id="rev-wiki-footnote-9">9</a>]</sup> orientant les actes et pensées de chacun, selon son degré de puissance<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-10" id="rev-wiki-footnote-10">10</a>]</sup></p>
<p>À partir de cette définition, toute l'Éthique spinoziste repose sur la capacité de chacun à accroître effectivement cette puissance, ce qui est exactement ce qui est entendu dans <em>À nos amis</em> par <q>étendre [ses] ramifications</q>, ou encore plus explicitement :</p>
<blockquote><p>Une force révolutionnaire de ce temps veillera plutôt à l'accroissement patient de sa puissance. […] Il ne manque jamais de bureaucrates pour savoir exactement ce qu'ils comptent bien faire de la puissance de nos mouvements, c'est-à-dire comment ils comptent en faire un <em>moyen</em>, un moyen <em>de leur fin</em>. Mais de la puissance en tant que telle, nous n'avons pas coutume de nous soucier. (<em>À nos amis</em>, p. 236, 237)</p></blockquote>
<p>L'accroissement de la puissance du <em>conatus</em>, que Spinoza définit comme l'essence actuelle de chaque homme, devient ainsi l'essence même du processus collectif révolutionnaire :</p>
<blockquote><p><em>La logique de l'accroissement de puissance, voilà tout ce que l'on peut opposer à celle de la prise du pouvoir.</em> (<em>À nos amis</em>, p. 166)</p></blockquote>
<blockquote><p>La puissance qui s'en dégage [de ces différentes luttes dites « locales »] n'est pas ce qu'il s'agit de mobiliser <em>en vue</em> de la victoire, mais la victoire même, dans la mesure où, pas à pas, la puissance croît. (<em>À nos amis</em>, p. 190)</p></blockquote>
<p>Il faut noter que ce passage de la puissance comme essence de l'homme singulier à la puissance <em>collective</em> révolutionnaire est en tout point conforme à ce que Spinoza considère comme <em>choses singulières</em> :</p>
<blockquote><p>Par choses singulières j'entends les choses finies et dont l'existence est déterminée. Si plusieurs individus concourent à une action unique, de telle sorte qu'ils soient tous simultanément la cause d'un seul effet, je les considère tous dans cette mesure comme une seule chose singulière. (<em>Éthique</em>, II, définition VII)</p></blockquote>
<p>Il est ainsi tout à fait fondé de définir dans <em>À nos amis</em> le degré de puissance collectif, son <em>intensité</em> comme constituant la force de frappe révolutionnaire :</p>
<blockquote><p>Notre force de frappe est faite de l'intensité même de ce que nous vivons, de la joie qui en émane, des formes d'expressions qui s'y inventent, de la capacité collective à endurer l'épreuve dont elle témoigne. (<em>À nos amis</em>, p. 196)</p></blockquote>
<p>Et c'est bien ce <em>conatus</em> révolutionnaire collectif, en tant qu'il est <em>essentiel</em>, qui prime sur les effets dont il est la cause :</p>
<blockquote><p>Si la commune « produit », ce ne peut être qu'incidemment ; si elle satisfait nos « besoins », c'est en quelque sorte par surcroît, par surcroît de son désir de vie commune ; et non en prenant la production et les besoins pour objet. (<em>À nos amis</em>, p. 217)</p></blockquote>
<p>Car l'objet du <em>conatus</em> révolutionnaire est plutôt ce qui est précédemment identifié dans <em>À nos amis</em> comme le <q>cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose</q>. Ce que Spinoza formule à son tour :</p>
<blockquote><p>Quand certains corps de même grandeur ou de grandeur différente sont contraints par les autres corps à rester appliqués les uns contre les autres ou, s'ils se meuvent à la même vitesse ou à une vitesse différente, sont contraints à se communiquer leur mouvement les uns aux autres selon un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux et que tous composent ensemble un seul corps, c'est-à-dire un Individu qui se distingue des autres par cette union des corps. (<em>Éthique</em>, II, 13, définition)</p></blockquote>
<p>Enfin, l'analogie entre l'anthropologie spinoziste et celle sur laquelle repose <em>À nos amis</em> est complète lorsque l'on considère comment toutes deux revendiquent l'unicité du corps et de l'esprit, découlant directement de l'ontologie immanente de l'unicité de la <em>Substance</em> :</p>
<blockquote><p>L'objet de l'idée constituant l'Esprit humain est le Corps, c'est-à-dire un certain mode de l'Étendue existant en acte, et rien d'autre. (<em>Éthique</em>, II, 13)</p></blockquote>
<blockquote><p>Il suit de là que l'homme consiste en un Esprit et un Corps, et que le Corps humain existe comme nous le sentons. (<em>Éthique</em>, II, 13, corollaire)</p></blockquote>
<p>Ainsi, si l'on ne peut distinguer corps et esprit chez l'homme et que ce dernier est une partie de la nature, il importe que le processus révolutionnaire, c'est-à-dire sa puissance, son <em>conatus</em>, garde ces trois dimensions liées entre elles :</p>
<blockquote><p>Nous dirons ceci : toute puissance a trois dimensions, l'esprit, la force et la richesse. La condition de sa croissance est de les tenir toutes trois ensemble. En tant que puissance historique, un mouvement révolutionnaire est ce déploiement d'une expression spirituelle – qu'elle prenne une forme théorique, littéraire, artistique ou métaphysique –, d'une capacité guerrière – qu'elle soit orientée vers l'attaque ou l'autodéfense – et d'une abondance de moyens matériels et de lieux. Ces trois dimensions se sont composées diversement dans le temps et dans l'espace, donnant naissance à des formes, à des rêves, à des forces, à des histoires chaque fois singulières. Mais chaque fois que l'une de ces dimensions a perdu le contact avec les autres pour s'en autonomiser, le mouvement a dégénéré. Les Brigades rouges, les situationnistes et les boîtes de nuit – pardon, les « centres sociaux » – des Désobéissants comme formules-types de l'échec en matière de révolution. Veiller à son accroissement de puissance exige de toute force révolutionnaire qu'elle progresse simultanément sur chacun de ces plans. Rester entravé sur le plan offensif, c'est à terme manquer d'idées sagaces et rendre insipide l'abondance de moyens. Cesser de se mouvoir théoriquement, c'est l'assurance d'être pris au dépourvu par les mouvements du capital et perdre la capacité de penser la vie dans nos lieux. Renoncer à construire des mondes de nos mains, c'est se vouer à une existence de spectre. (<em>À nos amis</em>, p. 238, 239)</p></blockquote>
<h3>Un monde d'affects</h3>
<p>Dans son <em>Éthique</em>, Spinoza accorde une place centrale au concept d<em>'affect</em>, ainsi défini :</p>
<blockquote><p>J'entends par Affect les affections du Corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées. (<em>Éthique</em>, III, définition III)</p></blockquote>
<p>En d'autres termes : tout ce qui nous arrive et tout ce que cela nous fait, c'est cela qui détermine notre puissance d'agir, notre <em>conatus</em>. Nous vivons ainsi dans un monde d'affects, ce qui est précisément reconnu dans <em>À nos amis</em> en citant un <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Gustav_Landauer" hreflang="fr">ami anarchiste révolutionnaire</a> :</p>
<blockquote><p><q>[…] nous héritons de la modernité une conception de l'espace comme étendue vide, uniforme et mesurable dans laquelle viennent prendre place objets, créatures ou paysages. Mais le monde sensible ne se donne pas à nous ainsi. L'espace n'est pas neutre. Les choses et les êtres n'occupent pas une position géométrique, mais l'affectent et en sont affectés.</q> Gustav Landauer (<em>À nos amis</em>, p. 203)</p></blockquote>
<p>Et ce monde d'affects est le monde conflictuel dans lequel s'affrontent les <em>conatus</em>, cherchant ce qui peut accroître ou seconder leur puissance et s'efforçant d'éliminer ce qui la réduit ou la réprime<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-11" id="rev-wiki-footnote-11">11</a>]</sup>, ce qui est formulé dans <em>À nos amis</em>, de manière on ne peut plus spinozienne :</p>
<blockquote><p>Si nous ne sommes pas des individus unifiés dotés d'une identité définitive comme le voudraient la police sociale des rôles, mais le siège d'un jeu conflictuel de forces dont les configurations successives ne dessinent guère que des équilibres provisoires, il faut aller jusqu'à reconnaître que la guerre est en nous […] (<em>À nos amis</em>, p. 140)</p></blockquote>
<p>La reprise dans <em>À nos amis</em> du concept spinoziste d<em>'affect</em> est d'une telle évidence que les propos relatifs aux affects peuvent y être utilement éclairés par les définitions que donne Spinoza à chacun d'entre eux.</p>
<p>Ainsi, rien d'étonnant à ce que, constatant que <q>la révolution semble partout s'étrangler au stade de l'émeute</q>, voire que ce manque de puissance des <q>forces révolutionnaires […] ouvre la voie [aux] fascistes</q>, il en soit conclut :</p>
<blockquote><p>L'impuissance aigrit. (<em>À nos amis</em>, p. 13)</p></blockquote>
<p>Car, le ressort du <em>conatus</em> révolutionnaire est comme nous l'avons vu ce qui augmente sa puissance. Or Spinoza nomme <em>Joie</em> l'affect primitif par lequel <q>l'Esprit passe à une plus grande perfection</q> et, à l'inverse, <em>Tristesse</em> celui par lequel <q>on passe à une perfection moindre</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-12" id="rev-wiki-footnote-12">12</a>]</sup>. Et ce sont ces deux affects que le désir, qui est l'essence de l'homme, s'efforce de promouvoir ou de repousser :</p>
<blockquote><p>Nous nous efforçons de promouvoir l'avènement de tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la Joie, mais nous nous efforçons d'éloigner ou de détruire tout ce qui s'y oppose, c'est-à-dire tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la Tristesse. (<em>Éthique</em>, III, 28)</p></blockquote>
<p>Le constat du manque de puissance des forces révolutionnaires, c'est-à-dire leur impuissance, s'accompagne donc bien d'un affect de Tristesse : il <em>aigrit</em>.</p>
<p>De même, en se référant à l'analyse que Spinoza fait des affects, on peut mieux comprendre la critique virulente faite dans <em>À nos amis</em> aux affects lié à la démocratie, comparés à ceux qu'enveloppe l'insurrection :</p>
<blockquote><p>Le fait qu'une forme d'organisation aussi banale et sans surprise que l'assemblée ait été investie d'une telle vénération frénétique en dit néanmoins long sur la nature des <em>affects</em> démocratiques. Si l'insurrection a d'abord trait à la colère, puis à la joie, la démocratie directe, dans son formalisme, est d'abord une affaire d'angoissés. (<em>À nos amis</em>, p. 62)</p></blockquote>
<p>Or, pour Spinoza, <q>la <em>Colère</em> est un Désir par lequel nous sommes incités, par la Haine, à faire subir un mal à celui que nous haïssons</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-13" id="rev-wiki-footnote-13">13</a>]</sup>. Sachant que <q>la <em>Haine</em> est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-14" id="rev-wiki-footnote-14">14</a>]</sup>, l'insurrection a bien trait à la reconnaissance que ce contre quoi l'on s'insurge est ce qui diminue notre puissance d'agir, c'est-à-dire de la cause extérieure de tristesse, et au désir de lui faire subir un mal, d'éloigner ou de détruire cette cause. Ceci dans le but d'accroître notre puissance, de passer à un degré supérieur de perfection, ce qui pour Spinoza est exactement la définition de la Joie : <q>le passage d'une perfection moindre à une plus grande perfection</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-15" id="rev-wiki-footnote-15">15</a>]</sup>.</p>
<p>Quant à l'angoisse, si elle n'est pas nommément définie dans l<em>'Éthique</em> de Spinoza, on peut sans aucun doute la rapprocher de la <em>Crainte</em>, qui <q>est une Tristesse inconstante, née de l'idée d'une chose future ou passée, dont l'issue est en quelque mesure incertaine pour nous</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-16" id="rev-wiki-footnote-16">16</a>]</sup> et la définir comme crainte sans objet, dont la cause reste confuse et pourtant liée à notre nature humaine, comme partie de la nature<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-17" id="rev-wiki-footnote-17">17</a>]</sup>. La démocratie, l'assemblée démocratique et sa pratique du vote comme mode de décision sont alors bel et bien ce qui permet de faire taire une telle crainte, en lui attribuant un objet qui s'exprime dans les différentes alternatives proposées au vote.</p>
<p>Pour enfoncer le clou, on pourrait également remarquer que l'angoisse est mentionnée par Spinoza dans son <em>Éthique</em> à propos de ce qu'il appelle la <q>vaine Gloire</q> :</p>
<blockquote><p>Ce qu'on appelle la vaine Gloire est une Satisfaction de soi favorisée par la seule opinion de la foule ; quand cette opinion disparaît, disparaît aussi la satisfaction, c'est-à-dire le bien suprême, aimé par chacun. C'est pourquoi celui qui se glorifie de l'opinion de la foule est angoissé par un souci quotidien, et il s'efforce, travaille et s'applique à conserver son renom. La foule est en effet diverse et inconstante et si le renom n'est pas entretenu, il disparaît bientôt. Mieux : comme tous désirent capter les applaudissements de la foule, chacun ruine aisément le renom d'autrui. Par suite, comme il s'agit d'un combat pour ce qu'on estime être le bien suprême, il se produit un violent désir de s'abaisser réciproquement et celui qui enfin sort victorieux de ce combat se glorifie plus d'avoir nui à autrui que d'avoir été utile à soi-même. Cette Gloire ou Satisfaction est donc en réalité vaine puisqu'elle n'est rien. (<em>Éthique</em>, IV, 58, scolie)</p></blockquote>
<p>N'est-ce pas cette <em>vaine gloire</em> qui est devenu l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/08/11/Voter-tue">enjeu principal</a> de la démocratie ?</p>
<h3><span id="insugez-vous">Insurgez-vous !</span></h3>
<p>Il est un affect particulier sur lequel il vaut la peine de s'arrêter un instant : l<em>'Indignation</em>. Celui-ci est l'objet d'une virulente attaque dans <em>À nos amis</em> :</p>
<blockquote><p>Nous écrivons « des indignés » entre guillemets car dans la première semaine d'occupation de la Puerta del Sol, on faisait référence à la place Tahrir, mais aucunement à l'opuscule inoffensif du socialiste Stéphane Hessel, qui ne fait l'apologie d'une insurrection citoyenne des « consciences » qu'afin de conjurer la menace d'une insurrection véritable. […] La manœuvre spectaculaire est bien connue, qui consiste à prendre le contrôle symbolique des mouvements en les célébrant dans un premier temps <em>pour ce qu'ils ne sont pas</em>, afin de mieux les enterrer le moment venu. En leur assignant l'indignation comme contenu, on les vouait à l'impuissance et au mensonge. <q>Nul ne ment plus que l'homme indigné</q>, constatait Nietzsche. Il ment sur son étrangeté à ce dont il s'indigne, feignant de n'être pour rien dans ce dont il s'émeut. Son impuissance, il la postule afin de mieux se laver de toute responsabilité quant au cours des choses ; puis il la convertit en affect <em>moral</em>, en affect de <em>supériorité</em> morale. Il <em>croit avoir des droits</em>, le malheureux. Si l'on a déjà vu des foules en colère faire des révolutions, on n'a jamais vu des masses indignées faire autre chose que protester impuissamment. La bourgeoisie s'offusque puis se venge ; la petite-bourgeoisie, elle, s'indigne puis rentre à la niche. (<em>À nos amis</em>, p. 55, 56)</p></blockquote>
<p>Or si l'on considère la définition que donne Spinoza dans l<em>'Éthique</em> :</p>
<blockquote><p>L<em>'Indignation</em> est une Haine pour quelqu'un ayant mal agi envers un autre. (Éthique III, Définitions des affects, XX)</p></blockquote>
<p>on voit mal ce qui pourrait susciter une telle charge offensive envers une haine, c'est-à-dire envers un affect triste, si ce n'est que, par définition, celui-ci s'accompagne d'une réduction de puissance. Qui plus est, lorsque l'on referme l<em>'Éthique</em> pour ouvrir le <em>Traité politique</em>, l'indignation est présentée cette fois-ci comme déclencheur de l'insurrection :</p>
<blockquote><p>Il faut considérer en troisième et dernier lieu qu'une mesure provoquant l'indignation générale a peu de rapport avec le droit de la Cité. Certainement en effet, obéissant à la nature, les hommes se ligueront contre elle soit en raison d'une crainte commune, soit par désir de tirer vengeance de quelque mal commun et, puisque le droit de la Cité se définit par la puissance commune de la masse, il est certain que la puissance et le droit de la Cité sont amoindris puisqu'ils donnent des raisons de former une ligue. (<em>Traité politique</em>, III, 9)</p></blockquote>
<p>Et Spinoza parle bien ici d'une insurrection capable de renverser l'État :</p>
<blockquote><p>Il n'est pas douteux que les contrats ou les lois par quoi la multitude transfère son droit à un conseil ou à un homme, doivent être violés quand cette violation importe à l'intérêt commun. […] si cependant ces lois sont de telle nature qu'elles ne puissent être violées, sans que la Cité par cela même en soit affaiblie, c'est-à-dire que la crainte éprouvée en commun par le plus grand nombre des citoyens se transforme en indignation, par cela même la Cité est dissoute et la loi suspendue ; ce n'est donc plus conformément au droit civil mais en vertu du droit de la guerre qu'elle est défendue. (<em>Traité politique</em>, IV, 6)</p></blockquote>
<p>On pourrait ainsi voir dans la référence à l'indignation, une disjonction complète entre le spinozisme et <em>À nos amis</em>. Il n'en est rien !</p>
<p>Car à mieux y regarder, c'est juste après avoir défini cet affect d'indignation au livre III de l<em>'Éthique</em> que Spinoza précise <em>une fois pour toutes</em> que le vocabulaire qu'il emploie se base sur celui employé dans le langage courant, sans toutefois signifier exactement la même chose :</p>
<blockquote><p>Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l'usage courant. Mais mon dessein est d'expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d'usage ne s'oppose pas entièrement au sens où je veux les employer. Qu'il suffise d'en être averti une seule fois. (Éthique III, Définitions des affects, XX, explication)</p></blockquote>
<p>Ainsi l'indignation tant décriée dans <em>À nos amis</em>, celle promue par le <em>best-seller</em> du <q>socialiste Stéphane Hessel</q>, y est justement prise pour le sens qu'elle revêt dans l'usage courant et très précisément qualifiée comme <q>affect de supériorité morale</q>, aussi doit-elle être considérée différemment de l'indignation définie par Spinoza.</p>
<p>Car la particularité de l'indignation dans la théorie spinoziste des affects est qu'elle fait partie des affects engendrés par mimétisme. C'est un affect de tristesse provoqué par la tristesse ressentie par autrui, une imitation affective, dont l'intensité est d'autant plus grande que ce dernier nous est semblable – et plus forte encore s'il s'agit de quelqu'un que nous aimons<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-18" id="rev-wiki-footnote-18">18</a>]</sup>. En cela, il est susceptible d'affecter pareillement ceux qui se reconnaissent semblables. C'est donc un affect capable de constituer une puissance commune de la part de tous ceux qu'il affecte.</p>
<p>Or la légitimité d'un pouvoir n'est rien d'autre que son existence même en tant que puissance supérieure aux puissances individuelles tenues sous ce pouvoir. On ne dit qu'un pouvoir est légitime que lorsqu'on le reconnaît effectivement comme pouvoir et que, <em>dans un même moment</em>, l'on s'y soumet. Un pouvoir n'est en aucune façon institué de manière transcendantale – dans une <q>dialectique du constituant et du constitué</q> pour reprendre les termes d<em>'À nos amis</em>. Bien plutôt, un pouvoir n'existe que si les individus qui le reconnaissent et s'y soumettent le dotent d'un affect suffisamment puissant pour que ce pouvoir existe <em>effectivement</em>. Or <q>un affect ne peut être ni réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-19" id="rev-wiki-footnote-19">19</a>]</sup>. Pour renverser un pouvoir, il est donc nécessaire que la puissance insurrectionnelle soit suffisamment intense ; et elle ne le sera qu'en parvenant à coaliser un ensemble suffisamment important de puissances individuelles.</p>
<p>Autrement dit, lorsqu'un pouvoir se maintient par une crainte certes commune, cette dernière n'est capable de susciter qu'une haine solitaire de chacun envers ce pouvoir. Mais si ce pouvoir engendre une crainte dépassant un certain seuil, cette crainte se change en indignation, au sens spinoziste et non hesselien, et chacun sait alors que d'autres éprouvent la même haine, ce qui permet de constituer une dynamique collective à même de rassembler une puissance insurrectionnelle :</p>
<blockquote><p>bien que nous disions que les hommes dépendent non d'eux-mêmes mais de la Cité, nous n'entendons point par là que les hommes puissent perdre leur nature humaine et en revêtir une autre. Nous n'entendons point par suite que la Cité ait le droit de faire que les hommes aient des ailes pour voler, ou, ce qui est tout aussi impossible, qu'ils considèrent avec respect ce qui excite le rire ou le dégoût ; nous entendons qu'alors que, certaines conditions étant données, la Cité inspire aux sujets crainte et respect, si ces mêmes conditions cessent d'être données, il n'y a plus crainte ni respect, de sorte que la Cité elle-même cesse d'exister. Donc la Cité, pour rester maîtresse d'elle-même, est tenue de maintenir les causes de crainte et de respect, sans quoi elle n'est plus une Cité. À celui ou à ceux qui détiennent le pouvoir public, il est donc également impossible de se produire en état d'ébriété ou de nudité avec des prostituées, de faire l'histrion, de violer ou de mépriser ouvertement les lois établies par eux-mêmes, et tout en agissant ainsi, de conserver leur majesté ; cela leur est tout aussi impossible que d'être et en même temps de ne pas être. Mettre à mort les sujets, les dépouiller, user de violence contre les vierges, et autres choses semblables, c'est changer la crainte en indignation, et conséquemment l'état civil en état de guerre. (<em>Traité politique</em>, IV, 4)</p></blockquote>
<p>Et c'est ici que l'analyse spinoziste rejoint totalement celle d<em>'À nos amis</em>, lorsqu'il y est montré que la destitution du pouvoir n'a aucun sens dans une dialectique du constituant et du constitué, c'est-à-dire dans une ontologie de la transcendance. Alors qu'au contraire, une insurrection fondée sur l'immanence renverse le pouvoir en le montrant pour ce qu'il est : quelque chose qui n'existe que parce que l'on reconnaît qu'il existe – c'est-à-dire qui tire sa puissance des puissances individuelles qui le composent – et qui pourrait tout aussi bien ne pas exister :</p>
<blockquote><p>Instituer ou constituer un pouvoir, c'est le doter d'une base, d'un fondement, d'une légitimité. C'est, pour un appareil économique, judiciaire ou policier, ancrer son existence fragile dans un plan qui le dépasse, dans une transcendance censée le rendre hors d'atteinte. Par cette opération, ce qui n'est jamais qu'une entité localisée, déterminée, partielle, s'élève vers un ailleurs d'où elle peut ensuite prétendre embrasser le tout ; c'est en tant que constitué qu'un pouvoir devient ordre sans dehors, existence sans vis-à-vis, qui ne peut que soumettre ou anéantir. La dialectique du constituant et du constitué vient conférer un sens supérieur à ce qui n'est jamais qu'une forme politique contingente : c'est ainsi que la République devient l'étendard universel d'une nature humaine indiscutable et éternelle, ou le califat l'unique foyer de la communauté. Le pouvoir constituant nomme ce monstrueux sortilège qui fait de l'État celui qui n'a jamais tort, étant fondé en raison ; celui qui n'a pas d'ennemis, puisque s'opposer à lui, c'est être un criminel ; celui qui peut tout faire, étant sans honneur.</p>
<p>
Pour destituer le pouvoir, il ne suffit donc pas de le vaincre dans la rue, de démanteler ses appareils, d'incendier ses symboles. Destituer le pouvoir, c'est le priver de son fondement. C'est ce que font justement les insurrections. Là, le constitué apparaît tel quel, dans ses milles manœuvres maladroites ou efficaces, grossières ou sophistiquées. « Le roi est nu », dit-on alors, parce que le voile du constituant est en lambeaux et que chacun voit à travers. Destituer le pouvoir, c'est le priver de légitimité, le conduire à assumer son arbitraire, à révéler sa dimension contingente. C'est montrer qu'il ne tient qu'en situation, par ce qu'il déploie de stratagèmes, d'artifices – en faire une configuration passagère des choses qui, comme tant d'autres, doit lutter et ruser pour survivre. C'est forcer le gouvernement à s'abaisser au niveau des insurgés, qui ne peuvent plus être des « monstres », des « criminels » ou des « terroristes », mais simplement des ennemis. Acculer la police à n'être plus qu'une force parmi d'autres sur un plan de lutte commun, et non plus cette méta-force qui régente, ordonne ou condamne toutes les puissances. Tous les salauds ont une adresse. Destituer le pouvoir, c'est le ramener sur terre. (<em>À nos amis</em>, p. 74-76)</p></blockquote>
<p>Ainsi, loin que le concept spinoziste d'indignation soit contredit dans <em>À nos amis</em>, au contraire, la maîtrise de l<em>'Éthique</em> y est telle que, devant le sens donné par un savant marketing à ce mot dans le langage courant, il devient impossible d'utiliser ce même mot pour désigner cet affect pourtant clé dans le déclenchement d'une insurrection. C'est cependant ce concept exact d'indignation, au sens spinoziste du terme, que l'on ne peut que reconnaître dans la <q>physionomie des insurrections contemporaines</q> dépeinte dans <em>À nos amis</em>, avec une lucidité qui résonne tout particulièrement aujourd'hui de <a href="http://rue89.nouvelobs.com/2014/11/26/ferguson-a-sivens-policier-americain-parle-gendarme-francais-tait-256244">Sivens à Ferguson</a> :</p>
<blockquote><p>Un homme meurt. Il a été tué par la police, directement, indirectement. C'est un anonyme, un chômeur, un « dealer » de ceci, de cela, un lycéen, à Londres, Sidi Bouzid, Athènes ou Clichy-sous-Bois. On dit que c'est un « jeune », qu'il ait 16 ou 30 ans. On dit que c'est un jeune parce qu'il n'est socialement rien, et que du temps où l'on devenait quelqu'un une fois devenu adulte, les jeunes étaient justement ceux qui ne sont rien.</p>
<p>
Un homme meurt, un pays se soulève. L'un n'est pas la cause de l'autre, juste le détonateur. Alexandros Grigoropoulos, Mark Duggan, Mohamed Bouazizi, Massinissa Guesma – le nom du mort devient, dans ces jours, dans ces semaines, le nom propre de l'anonymat général, de la commune dépossession. Et l'insurrection est d'abord le fait de ceux qui ne sont rien, de ceux qui traînent dans les cafés, dans les rues, dans la vie, à la fac, sur Internet. Elle agrège tout élément flottant, plébéien puis petit-bourgeois, que décrète à l'excès l'ininterrompue désagrégation du social. Tout ce qui était réputé marginal, dépassé ou sans avenir, revient au centre. À Sidi-Bouzid, à Kasserine, à Thala, ce sont les « fous », les « paumés », les « bons à rien », les « freaks » qui ont d'abord répandu la nouvelle de la mort de leur compagnon d'infortune. Ils sont montés sur les chaises, sur les tables, sur les monuments, dans tous les lieux publics, dans toute la ville. Ils ont soulevé de leurs harangues ce qui était disposé à les écouter. Juste derrière eux, ce sont les lycéens qui sont entrés en action, eux que ne retient aucun espoir de carrière.</p>
<p>
Le soulèvement dure quelques jours ou quelques mois, amène la chute du régime ou la ruine de toutes les illusions de paix sociale. Il est lui-même anonyme : pas de leader, pas de programme. Les mots d'ordre, quand il y en a, semblent s'épuiser dans la négation de l'ordre existant, et ils sont abrupts : « Dégage ! », « Le peuple veut la chute du système ! », « On s'en câlisse ! », « Tayyip, winter is coming ». À la télé, sur les ondes, les responsables martèlent leur rhétorique de toujours : ce sont des bandes de çapulcu, de casseurs, des terroristes sortis de nulle part, certainement à la solde de l'étranger. Ce qui se lève n'a personne à placer sur le trône en remplacement, à part peut-être un point d'interrogation. Ce ne sont ni les bas-fonds, ni la classe ouvrière, ni la petite-bourgeoisie, ni les multitudes qui se révoltent. Rien qui ait assez d'homogénéité pour admettre un représentant. Il n'y a pas de nouveau sujet révolutionnaire dont l'émergence aurait échappé, jusque-là, aux observateurs. Si l'on dit alors que « le peuple » est dans la rue, ce n'est pas un peuple qui aurait existé préalablement, c'est au contraire celui qui préalablement <em>manquait</em>. Ce n'est pas « le peuple » qui produit le soulèvement, c'est le soulèvement qui produit son peuple, en suscitant l'expérience et l'intelligence communes, le tissu humain et le langage de la vie réelle qui avaient disparu. (<em>À nos amis</em>, p. 41-43)</p></blockquote>
<h3>La connaissance comme cause commune</h3>
<p>À ce stade, il est possible de revenir à la question éthique initiale de ce qu'est une vie désirable et comment y parvenir. Afin d'y répondre, Spinoza se base sur l'ontologie, l'anthropologie et la description objective des affects que nous avons vues jusqu'ici – et dont il ne fait maintenant plus beaucoup de doutes qu'elles sont partagées dans <em>À nos amis</em> – pour constater que, bien souvent, au lieu d'affirmer pleinement notre existence et ainsi augmenter notre puissance d'agir, nous nous laissons contraindre par des désirs diminuant notre puissance :</p>
<blockquote><p>J'appelle Servitude l'impuissance humaine à diriger et à réprimer les affects. Soumis aux affects, en effet, l'homme ne relève pas de lui-même mais de la fortune, et il est au pouvoir de celle-ci à un point tel qu'il est souvent contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette Partie, de démontrer la cause de ces faits, et aussi de dire ce que les affects ont de bon ou de mauvais. (<em>Éthique</em>, IV, préface)</p></blockquote>
<p>Il opère ainsi une distinction entre les affects <em>actifs</em> dont nous sommes la <em>cause adéquate</em>, c'est-à-dire qui sont entièrement de notre fait, et les <em>passions</em> dont nous ne sommes qu'une cause partielle<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-20" id="rev-wiki-footnote-20">20</a>]</sup>. Ainsi nous sommes passifs lorsque notre <em>conatus</em> exprime une puissance qui découle d'un enchaînement nécessaire de causes et d'effets extérieurs à notre propre nature. Les passions agissent sur nous avec force et orientent notre désir vers des fins ou des objets qui peuvent nous attrister au lieu de nous réjouir, diminuant ainsi notre puissance au lieu de l'augmenter. La raison de cette servitude réside donc dans la connaissance confuse, dans les <em>idées inadéquates</em>, que nous avons de nous-mêmes, de la nature dont nous sommes une partie et des désirs qui nous affectent. Autrement dit, si nous ne parvenons pas à vivre une vie désirable, à vivre <em>pleinement</em>, c'est par insuffisance de notre connaissance.</p>
<p>C'est ce qui, dans <em>À nos amis</em>, est résumé ainsi :</p>
<blockquote><p>Revenir sur terre, c'est, pour commencer, ne plus vivre dans l'ignorance des conditions de notre existence. (<em>À nos amis</em>, p. 99)</p></blockquote>
<p>Nous en faisons régulièrement l'expérience lorsque nous nous laissons surprendre par des actes que notre corps accomplit alors même que notre esprit n'imaginait pas qu'il en serait capable. Spinoza exprime ceci en une formule :</p>
<blockquote><p>on ne sait pas quel est le pouvoir du Corps (<em>Éthique</em>, III, 2, scolie)</p></blockquote>
<p>En effet, le corps dépasse infiniment la connaissance que nous croyons en avoir. Ce qui donne lieu, dans <em>À nos amis</em>, à cet étonnement devant la capacité du corps révolutionnaire à <em>s'organiser</em> sans cependant <em>être organisé</em> :</p>
<blockquote><p>Des foules forcées pendant des semaines à régler par elles-mêmes les questions cruciales du ravitaillement, de la construction, du soin, de la sépulture ou de l'armement n'apprennent pas seulement à s'organiser, elles apprennent ce que, pour une grande partie, on ignorait ; à savoir : que nous <em>pouvons</em> nous organiser, et que cette puissance est fondamentalement joyeuse. (<em>À nos amis</em>, p. 221)</p></blockquote>
<p>Cette ignorance, cette connaissance confuse, ces idées inadéquates s'inscrivent dans une théorie de la connaissance que Spinoza développe principalement dans son <em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_de_la_r%C3%A9forme_de_l%27entendement" hreflang="fr">Traité de la réforme de l'entendement</a></em>, resté inachevé, et qui est succinctement rappelée dans l<em>'Éthique</em><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#wiki-footnote-21" id="rev-wiki-footnote-21">21</a>]</sup>. Dans cette théorie, les connaissances qui ne sont que des perceptions, des imaginations ou des opinions, et qui forment la majeure partie des connaissances habituelles, sont effectivement dites <em>inadéquates</em>, c'est-à-dire qu'elles ne nous donnent pas de connaissances vraies et nous plongent dans l'incertitude si nous les suivons. En d'autres termes, elles sont notre ennemi :</p>
<blockquote><p>C'est par <em>l'attention au phénomène</em>, par leurs qualités sensibles qu'ils [ les révolutionnaires] parviendront à devenir une réelle puissance, et non par cohérence idéologique. L'incompréhension, l'impatience et la négligence, voilà l'ennemi. Le réel est ce qui résiste. (<em>À nos amis</em>, p. 197)</p></blockquote>
<p>Nous voyons ici que pour parvenir à une puissance réelle, il est nécessaire de parvenir à un degré de connaissance supérieur, qui aille au delà de nos imaginations et nos opinions. Dans la théorie spinoziste de la connaissance, ce second niveau de connaissance nous est accessible par la <em>Raison</em> et nous donne nécessairement des <em>idées adéquates</em>, seules à même de nous faire sortir de notre servitude passionnelle. Bref pour accroître notre puissance, il nous faut comprendre les propriétés des choses, ce qui ne manque pas d'être souligné dans <em>À nos amis</em> :</p>
<blockquote><p>Comprendre comment marche n'importe lequel des appareils qui nous entourent comporte un accroissement de puissance immédiat, nous donnant prise sur ce qui ne nous apparaît dès lors plus comme un environnement, mais comme un monde agencé d'une certaine manière et que nous pouvons modeler. Tel est le point de vue hacker sur le monde. (<em>À nos amis</em>, p. 127)</p></blockquote>
<p>Il est intéressant de noter au passage cette référence au <q>point de vue hacker sur le monde</q>, c'est-à-dire à l<em>'éthique hacker</em>, titre de l'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%89thique_hacker" hreflang="fr">ouvrage</a> du philosophe finlandais Pekka Himanen, dont la thèse est que l’éthique hacker s'oppose directement à l'éthique du capitalisme. En cela d'ailleurs, le mouvement <em>hacker</em> est sans doute le dernier à s'opposer au capitalisme sur un plan éthique.</p>
<p>Par ailleurs, Spinoza nomme <em>notions communes</em> les idées qui nous sont données par ce second genre de connaissance. Si elles sont nommées ainsi, non pas parce qu'elles sont communes à tous les esprits, mais plutôt parce qu'elles représentent quelque chose de commun aux corps, le terme ne manque pas de rappeler l'accent mis dans <em>À nos amis</em> sur les <em>communes</em> :</p>
<blockquote><p>Les communes contemporaines ne revendiquent pas l'accès ni la prise en charge d'un quelconque « commun », elles mettent en place immédiatement une forme de vie commune, c'est-à-dire qu'elles élaborent un <em>rapport commun</em> à ce qu'elles ne peuvent s'approprier, à commencer par le monde. (<em>À nos amis</em>, p. 210)</p></blockquote>
<p>Pour en revenir à l'éthique insurrectionnelle, il est désormais possible de l'exprimer – et d'une manière dont il faut bien noter qu'elle est une nouvelle fois criante de spinozisme :</p>
<blockquote><p>[…] reconnaître les formes qu'engendre spontanément la vie […] requiert au contraire une attention et une discipline constantes. […] L'attention et la discipline dont nous parlons s'appliquent à la puissance, à son état et à son accroissement. Elles guettent les signes de ce qui l'entame, devinent ce qui la fait grandir. Elles ne confondent jamais ce qui relève du laisser-être et ce qui relève du laisser-aller […]. Elles sont à la fois la condition et l'objet du partage véritable, et son gage de finesse. […] En quarante ans de contre-révolution néolibérale, c'est d'abord ce lien entre discipline et joie qui s'est oublié. On le redécouvre à présent : la discipline véritable n'a pas pour objet les signes extérieurs d'organisation, mais le développement intérieur de la puissance. (<em>À nos amis</em>, p. 235, 236)</p></blockquote>
<h3>En route pour la Joie</h3>
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<p>Arrivés au terme de cette lecture spinoziste, de cette lecture éthique, d<em>'À nos amis</em>, il devient clair que ce qu'il y est proposé n'est autre que ce que Spinoza propose lui-même comme objectif de son <em>Éthique</em> : soit une joie suprême, parfaite, correspondant à une plénitude de la puissance d'agir, à laquelle chacun peut accéder par un troisième genre de connaissance, dite <em>intuitive</em>, qui est la connaissance de l'essence même de chaque chose et du <em>Tout</em> de la nature. Cette forme de vie désirable est celle de l'homme véritablement libre, non au sens où il disposerait d'un libre arbitre qui, nous l'avons vu, n'est qu'illusoire, mais au sens où il n'est conduit que par la raison, c'est à dire dont la seule nature est cause de ses actions :</p>
<blockquote><p>Un homme libre, c'est-à-dire un homme qui vit sous le seul commandement de la Raison, n'est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire directement le bien, c'est-à-dire qu'il désire agir, vivre, conserver son être sur le fondement de la recherche de l'utile propre. Par suite il ne pense à rien moins qu'à la mort et sa sagesse est une méditation de la vie. (<em>Éthique</em>, IV, 67, démonstration)</p></blockquote>
<p>Il convient toutefois de tout de suite préciser afin d'éviter toute confusion que cet homme libre n'est en aucun cas le sujet isolé, fragmenté et égoïste du capitalisme, que la dernière phase dite « néolibérale » porte à son paroxysme, car s'il recherche son <q>utile propre</q>, ce ne peut être qu'un bien commun, car :</p>
<blockquote><p>rien n'est plus utile à l'homme que l'homme. […] De tout cela il résulte que les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c'est-à-dire les hommes qui recherchent leur utile propre sous la conduite de la Raison, ne poursuivent rien pour eux-mêmes qu'ils ne le désirent aussi pour les autres hommes (<em>Éthique</em>, IV, 18, scolie)</p></blockquote>
<blockquote><p>Le bien que l'homme poursuit et aime pour lui-même, il l'aimera de façon plus constante s'il voit que d'autres l'aiment aussi. Par suite, il s'efforcera de faire en sorte que les autres l'aiment aussi, et puisque ce bien est commun à tous et que tous peuvent s'en réjouir également, il s'efforcera de faire en sorte (pour la même raison) que tous s'en réjouissent et cela d'autant plus qu'il jouira lui-même davantage de ce bien. (<em>Éthique</em>, IV, 37, autre démonstration)</p></blockquote>
<p>C'est pour cette raison que le comité invisible insiste, <em>sans qu'il soit besoin d'en expliquer plus</em>, sur le fait que la seule forme désirable de vivre en société est la <em>Commune</em>.</p>
<p>Depuis son titre même, il n'est rien dans ce que propose <em>À nos amis</em> qui ne soit effectivement une réalisation de cette liberté commune que vise l'éthique spinoziste :</p>
<blockquote><p>Seuls les hommes libres sont parfaitement utiles les uns aux autres, et sont liés entre eux par la plus haute amitié, et seuls ils s'efforcent, dans une égale attention d'amour, de bien agir les uns pour les autres. (<em>Éthique</em>, IV, 71, démonstration)</p></blockquote>
<p>Jusqu'au dernier chapitre d<em>'À nos amis</em> qui se conclut en prolongeant une citation d'un ami philosophe <a href="http://theoriecritique.free.fr/pdf/4emegeneration/V4G-Kozlowski-Contre-Pouvoirs_Foucault.pdf">tardivement spinoziste</a> :</p>
<blockquote><p><q>Qu'est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance <em>grandit</em> – qu'un obstacle est en voie d'être surmonté</q>, écrivait un ami.</p>
<p>
Devenir révolutionnaire, c'est s'assigner un bonheur difficile mais immédiat. (<em>À nos amis</em>, p. 239)</p></blockquote>
<p>Ce qui résonne parfaitement avec les dernières phrases de l<em>'Éthique</em> :</p>
<blockquote><p>Si la voie dont j'ai montré qu'elle conduit à ce but semble bien escarpée, elle est pourtant accessible. Et cela certes doit être ardu qu'on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu'on pût le trouver sans grand travail, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. (<em>Éthique</em>, V, 42, scolie)</p></blockquote>
<div class="footnotes"><h4>Notes</h4>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1">1</a>] Soit : la <a href="http://www.cnrtl.fr/definition/scolie">scolie</a> de la neuvième définition du troisième livre de l<em>'Étique</em>, dans sa <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/public/ethique_misrahi.pdf">traduction</a> par <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Misrahi" hreflang="fr">Robert Misrahi</a>.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-2" id="wiki-footnote-2">2</a>] Éthique, IV, 4, démonstration.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-3" id="wiki-footnote-3">3</a>] <em>Manuscrits de 1844</em>.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-4" id="wiki-footnote-4">4</a>] Soit : le paragraphe 5 du chapitre II du <em>Traité politique</em>, dans sa <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/public/traite_politique_appuhn.pdf">traduction</a> par Charles Appuhn.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-5" id="wiki-footnote-5">5</a>] Éthique, I, définition III.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-6" id="wiki-footnote-6">6</a>] Éthique, II, 7, scolie.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-7" id="wiki-footnote-7">7</a>] <q>Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être.</q> (<em>Éthique</em>, III, 6)</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-8" id="wiki-footnote-8">8</a>] <q>L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose.</q> (<em>Éthique</em>, III, 7)</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-9" id="wiki-footnote-9">9</a>] <q>Quand on rapporte cet effort à l'Esprit seul, on l'appelle <em>Volonté</em>, mais quand on le rapporte simultanément à l'Esprit et au Corps, on l'appelle <em>Appétit</em>; et celui-ci n'est rien d'autre que l'essence même de l'homme, essence d'où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation. C'est pourquoi l'homme est nécessairement déterminé à les accomplir. En outre, il n'y a aucune différence entre l'Appétit et le Désir, si ce n'est qu'en général on rapporte le Désir aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leur appétit. C'est pourquoi on pourrait le définir ainsi : <em>le Désir est l'appétit avec la conscience de lui-même</em>.</q> (<em>Éthique</em>, III, 9, scolie)</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-10" id="wiki-footnote-10">10</a>] <q>De l'essence donnée d'une chose suivent nécessairement certaines conséquences et les choses n'ont pas d'autre pouvoir que celui qui suit nécessairement de leur nature déterminée. C'est pourquoi la puissance d'une chose quelconque, c'est-à-dire l'effort par lequel, seule ou avec d'autres, elle agit ou s'efforce d'agir, ou, autrement dit, la puissance, c'est-à-dire l'effort par lequel elle s'efforce de persévérer dans son être, n'est rien en dehors de l'essence donnée, c'est-à-dire actuelle, de cette chose.</q> (<em>Éthique</em>, III, 7, démonstration)</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-11" id="wiki-footnote-11">11</a>] <q>De tout ce qui accroît ou réduit, seconde ou réprime la puissance d'agir de notre Corps, l'idée accroît ou réduit, seconde ou réprime la puissance de penser de notre Esprit.</q> (<em>Éthique</em>, III, 11), <q>L'Esprit, autant qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde la puissance d'agir du Corps.</q> (<em>Éthique</em>, III, 12)</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-12" id="wiki-footnote-12">12</a>] Éthique, III, 11, scolie.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-13" id="wiki-footnote-13">13</a>] Éthique III, Définitions des affects, XXXVI.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-14" id="wiki-footnote-14">14</a>] Éthique III, Définitions des affects, VII.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-15" id="wiki-footnote-15">15</a>] Éthique III, Définitions des affects, II.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-16" id="wiki-footnote-16">16</a>] Éthique III, Définitions des affects, XIII.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-17" id="wiki-footnote-17">17</a>] On se rapproche ainsi de l'angoisse au sens d'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Heidegger">Heidegger</a>.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-18" id="wiki-footnote-18">18</a>] <q>La Proposition 21 nous explique ce qu'est la <em>Commisération</em> que nous pouvons définir comme la <em>Tristesse née d'un dommage subi par autrui</em>. Comment il convient de nommer la Joie qui naît du bien qui échoit à autrui, je ne le sais pas. Nous appellerons en outre <em>Faveur</em>, l<em>'Amour pour celui qui a bien agi envers un autre</em>, et au contraire <em>Indignation</em>, la <em>Haine pour celui qui a mal agi envers un autre</em>. Il convient enfin de noter que nous avons de la commisération non pas seulement pour un objet que nous avons aimé (<em>comme nous l'avons montré dans la Prop. 21</em>), mais encore pour un objet qui n'avait produit en nous aucun affect, à condition que nous le jugions semblable à nous (comme je le montrerai plus loin). Par conséquent, nous considérons aussi avec faveur celui qui a bien agi à l'égard de notre semblable, et sommes indignés contre celui qui lui a causé un dommage.</q> (<em>Éthique</em>, III, 22, scolie)</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-19" id="wiki-footnote-19">19</a>] Éthique, IV, 7.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-20" id="wiki-footnote-20">20</a>] <q>Je dis que nous agissons lorsqu'il se produit en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui peut être clairement et distinctement compris par cette seule nature. Mais je dis au contraire que nous sommes passifs lorsqu'il se produit en nous, ou lorsqu'il suit de notre nature, quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle.</q> (<em>Éthique</em>, III, définition II)</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#rev-wiki-footnote-21" id="wiki-footnote-21">21</a>] <q>De tout ce qu'on vient de dire, il ressort clairement que nous percevons de nombreuses choses et que nous formons des notions universelles de plusieurs façons :<br />1° À partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d'une manière mutilée, confuse, et sans ordre valable pour l'entendement. C'est pourquoi j'ai l'habitude d'appeler ces perceptions : connaissance par expérience vague.<br />2° À partir des signes, quand, par exemple, après avoir lu ou entendu certains mots, nous nous souvenons des choses et nous en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les objets. Ces deux façons de saisir les choses, je les appellerai désormais connaissance du premier genre, opinion ou Imagination.<br />3° Et enfin, du fait que nous avons des notions communes, et des idées adéquates des propriétés des choses. J'appellerai Raison et connaissance du second genre cette façon de saisir les choses.<br />Outre ces deux genres de connaissances, il en existe un troisième, comme je le montrerai plus loin, et que nous appellerons la Science intuitive. Ce genre de connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses.</q> (<em>Éthique</em>, II, 40, scolie II)</p></div>
https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/30Voter tueurn:md5:bc1832726607996701a71a5c1c7b8c372014-08-11T10:41:00+02:002014-08-11T10:41:00+02:00gibusInsurrectionabstentionBrichedémocratieHazaninsurrectionJappeKamorapports de dominationRousseauSarkozySpinozaUnion européennevote<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/.voter_tue_m.jpg" alt="Voter tue" style="display:block; margin:0 auto;" title="Voter tue, août 2014" /></p>
<p>Je ne <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/vote">vote</a> plus depuis cinq ans. Le choix de l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/abstention">abstention</a> ne fut pas une décision facile à prendre, mais mûrement réfléchie. Ce refus de voter a suscité dans mon entourage de vives critiques, souvent enflammées, comme s'il représentait quelque chose qui sortait de l'ordre du concevable et par là-même de l'acceptable. Pourtant, plus ma réflexion sur le sujet avance, plus elle me conforte dans ce choix conscient d'abstention active. Plus aussi, la critique qu'il exprime se radicalise, au point qu'à présent, j'en viens à considérer comme une stupidité aveugle le conformisme de ceux qui se résignent encore à voter. Ce billet tente d'expliciter le raisonnement qui me conduit aujourd'hui à approuver la justesse de ce slogan tagué sur un mur du XX<sup>e</sup> arrondissement de Paris, photographié en février 2012 : « Voter tue ! ».</p> <h3>Ne plus donner sa voix</h3>
<p>La première cause ayant entraîné ma décision de ne plus voter est sans aucun doute l'implication que j'ai pu avoir de par mon activisme autour des libertés informationnelles dans la vie politique, au sens premier du terme. J'ai suivi de très près l'élaboration d'un bon nombre de lois, analysant les positions qui s'y affrontaient, disséquant des centaines d'amendements, en proposant moi-même, mettant à disposition du public les outils et les argumentaires lui permettant d'intervenir directement auprès de ses représentants, tant nationaux qu'à l'échelle de l'Union européenne, et – par voie de conséquence – côtoyant ces députés et plus encore leurs assistants. La conséquence de cet activisme fut tout autant un intérêt prononcé pour la chose politique, qu'une compréhension de l'environnement dans lequel elle s'élabore. De là, une évidence pour moi que tous les responsables politiques ne se valent pas, que les uns sont extrêmement plus dangereux que les autres pour accentuer les <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/rapports%20de%20domination">rapports de domination</a> de l'ordre social actuel, que certains se soucient sincèrement de l'intérêt public, bref que le « tous pourris » est une raison inacceptable de s'abstenir, car rien ne vient confirmer un tel constat.</p>
<p>Mais de là également, la constatation que quelle que soit l'honnêteté d'un député envers l'intérêt général, celui-ci ne viendra pas <em>en première instance</em> dans l'ordre de priorité de ses motivations. Tous les députés, sénateurs, ministres et maires que j'ai rencontrés, sont motivés en premier lieu par le soucis de conserver ou d'améliorer leur place sur l'échiquier politicien. Tous les assistants et membres de cabinet avec qui j'ai étroitement travaillé ne l'ont fait dans le sens désiré que si celui-ci avait le potentiel de servir cette ambition pour leur employeur. Se faire élire ou réélire est le lot de tout responsable politique ayant choisi d'entrer dans ce jeu de la démocratie représentative. Mais c'est une préoccupation qui est nécessairement étymologiquement primordiale. Le fond de l'action politique, son bénéfice ou sa nuisance, ne viennent, si j'ose dire, que collatéralement.</p>
<p>Face à ce constat né d'une expérience d'une dizaine d'années au milieu de la vie politique, je n'ai plus voulu donner ma voix à aucun candidat, qui, dans ce jeu électoral, ne peut avoir de plus cher désir que de l'obtenir, bien avant ses éventuelles promesses de faire porter cette voix dans les décisions qu'il aura à prendre. Car il s'agit bien de la justification première du vote : les citoyens ne pouvant s'exprimer individuellement sur chaque choix à décider, ils confient leur voix à des représentants, charge à ces derniers de relayer la parole de ceux qui les ont élus. Or il m'est devenu évident que ce ne pouvait être l'objectif prédominant de quiconque se présentant à des élections. Quand bien même il arriverait à un élu d'effectivement faire entendre une voix que je considérerais comme mienne, ce ne sera en première instance que pour obtenir mon vote à la prochaine élection. Sans moi ! Je ne donnerai plus ma voix, ce serait l'abandonner à des enjeux électoraux abstraits brûlant la priorité à ce sur quoi il m'importe concrètement de l'exprimer.</p>
<p>J'ajouterais qu'il ne s'agit pas tant d'une remise en cause du principe de la représentation, qu'un refus de donner une quelconque caution à un système ayant abouti à la constitution d'une <em>classe</em> politique, dont la profession est de décider pour l'ensemble des autres, et qui s'accroche à cet emploi de pouvoir comme s'il constituait la totalité prioritaire de l'existence, oublieuse de tout aspect qui n'en ferait pas partie et ne considérant ceux-ci que comme facteurs potentiels de succès ou d'échec dans cette entreprise politicienne.</p>
<h3>Ne plus participer au spectacle</h3>
<p>Il ne m'a pas été facile de répondre aux objections ayant surgi de l'affirmation d'une telle position abstentionniste. Sans plus de réflexion, je ne pouvais que répliquer pauvrement aux accusations assimilant de manière simpliste mon refus de vote à un abandon des principes démocratiques fondamentaux. J'arguais alors que j'en faisait suffisamment pour la démocratie de par mon activisme pour ne plus considérer le vote que comme une réduction insignifiante de son exercice. J'aurais été bien inspiré à l'époque de connaître ce <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/08/02/Rousseau%2C-citoyen-du-futur">passage</a> du <em>Contrat social</em>, de Jean-Jacques <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Rousseau">Rousseau</a> :</p>
<blockquote><p>Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde.***</p></blockquote>
<p>Mais voyons plutôt quelles objections j'ai pu entendre et combien aucune n'a de poids suffisant pour me faire abandonner cette résolution dans l'abstention. Il est assez simple d'écarter celles qui furent pourtant sans doute les plus virulentes, appelant à la rescousse « ce droit de vote pour lequel nos ancêtres se sont battus jusqu'à risquer leur vie » ou, plus proche de nous, « cette chance de pouvoir choisir dont ont été privés les opprimés des dictatures communistes ». Bien sûr ! Bien sûr que le droit de vote universel — quoique qu'andro-réservé — a constitué un progrès incontestable face au vote censitaire. Bien sûr qu'il n'y avait alors aucun motif pour en <a href="http://www.gauchemip.org/spip.php?article6880">exclure</a> mulâtres, juifs ou comédiens. Bien sûr que le combat pour que les femmes à leur tour puissent voter devait être mené. Bien sûr que les simulacres d'élection imposant un parti unique devaient être démasqués et renversés. Bien sûr qu'il n'existe aujourd'hui aucune raison valable pour que des étrangers participant pleinement aux forces productives et en assumant fiscalement les devoirs ne puissent élire leurs représentants comme tout citoyen. Évidemment !</p>
<p>Mais il ne faut pas non plus éluder le fait que ces revendications légitimes doivent être situées historiquement et dans un contexte social et politique déterminé. Se contenter de ces objections n'a pas plus de profondeur qu'un reproche fait à un enfant qui ne voudrait pas manger sa soupe qu'il existe des personnes qui meurent de faim. Qu'il la mange ou pas n'empêchera pas la famine de ceux-ci. Que l'on vote ou non ne vient pas remettre en cause les combats de <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Maximilien_de_Robespierre" hreflang="fr">Maximilien Robespierre</a>, d'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Olympe_de_Gouges" hreflang="fr">Olympe de Gouges</a> ou d'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Andre%C3%AF_Sakharov" hreflang="fr">Andreï Sakharov</a> ! Au contraire, comme je le montrerai plus loin, l'abstention vient prolonger l'idéal qui présidait à ces luttes.</p>
<p>Il est en tout cas des raisons contextuelles qui demandent aujourd'hui davantage de justifications pour participer aux élection que pour s'en abstenir. Considérons l'élection vedette en France : la présidentielle. Comment ne pas se rendre compte que cette dernière en est réduite au dernier degré de la pantomime, exaltant le spectacle de deux candidats personnifiés à outrance et destinés à s'affronter pour le pouvoir suprême, entourés d<em>'outsiders</em> dont on sait d'avance qu'ils ne se qualifieront jamais pour le tour final, mais qui viennent pimenter la campagne avec toujours en vue les éventuelles alliances qu'ils pourraient apporter aux favoris ? Comment accepter de participer à ce spectacle en donnant des pouvoirs exorbitants à celui qui en sortira vainqueur ? Mais si l'on est conséquent, comment ensuite enchaîner une participation aux élections législatives, quand la soumission du parti majoritaire à l'exécutif réduit toute latitude dans l'action des députés ?</p>
<p>On pourrait objecter qu'il s'agit là de considérations toutes nationales et que si l'on peut à la rigueur comprendre le désintéressement pour les élections à ce niveau, il n'en va aucunement du niveau supérieur, c'est-à-dire celui de l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Union%20europ%C3%A9enne">Union européenne</a>. La majorité de nos lois ne proviennent-elles pas de transpositions de directives européennes ? Aussi, on ne saurait s'abstenir lors de l'élection de la seule institution représentative à cette échelle, le Parlement européen.</p>
<p>Il est vrai que j'ai failli voter aux dernières élections européennes. Non pas que je croie, comme il vient d'être objecté, à un quelconque regain d'importance du vote à ce niveau, mais de manière purement intéressée : pour avoir davantage de députés qui soutiendraient les propositions que je défends quant aux libertés sur Internet. Et puis, finalement, non. Cet intérêt particulier, quand bien même il me tient à cœur, ne suffit pas à compenser l'immense effondrement démocratique que constitue la construction de l'Union européenne, la confiscation sans précédent de souveraineté populaire qu'elle représente sans jamais avoir restauré cette souveraineté populaire à l'échelon supérieur, le mécanisme de blanchiment politique – que j'ai déjà <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/10/07/La-fabrique-de-la-loi">détaillé</a> – opéré par le Conseil, qui en fin de compte impose sa politique au reste des institutions, avec un Parlement – caution « démocratique » facile d'un système qui a tout d'a-démocratique – dont le seul pouvoir – même s'il est précieux – n'est que de rejeter au coup par coup certaines dispositions – et encore ! au prix d'efforts gigantesques de mobilisation citoyenne, seuls à même d'infléchir dans certains cas les forces d'inertie de ce Parlement, préoccupé avant tout, comme toute chose selon <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Spinoza">Spinoza</a>, par l'effort pour persévérer dans son être. Non, le contexte européen donne lui aussi toutes les raisons de s'abstenir.</p>
<h3>Ne plus légitimer</h3>
<p>Le second type d'objections à l'abstention que j'ai rencontré s'escrimait dans le registre de la peur. Celle, bien entendu, que « comme chacun sait, en t'abstenant, tu favorises la droite, tu fais monter l'extrême droite, tu mets en péril le barrage qui doit être fait contre <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Sarkozy">Sarkozy</a>, etc. ». À cela il faut répondre fermement que ce sont précisément les politiques des candidats pour lesquelles ces objections demandent au final de voter – jusqu'à cette absurdité de « vote utile » enlevant au vote toute once de légitimité qui aurait pu lui rester – qui <em>en première instance</em> sont responsables de ce qu'elles dénoncent. La reprise des thèmes du Front national par la droite de gouvernement pendant plus de dix ans, au point qu'il existe plus de proximité entre certaines branches de l'UMP et le FN qu'au sein même des factions faisant partie de l'UMP. L'acceptation par le PS et ses alliés du cadre capitaliste de la mondialisation néo-libérale, au point qu'il convient depuis longtemps de ne plus qualifier « de gauche » ce « parti socialiste au socialisme parti » – la formule est de <a href="http://www.telerama.fr/idees/presidentielle-j-51-la-campagne-vue-par-frederic-lordon,78502.php">Frédéric Lordon</a>. L'abandon de toute perspective au-delà du capitalisme, y compris par les partis se réclamant anti-capitalistes, au point que la défense du travail et la répartition des richesses produites selon le mode capitalisme semble être le seul horizon indépassable auquel il faudrait rêver. C'est tout ceci qui a favorisé la droite, fait monté l'extrême droite, porté Sarkozy au pouvoir, etc. On voit mal comment, pour combattre ces effets, le vote en faveur des causes ayant produit les conditions pour qu'ils adviennent serait plus efficace que l'abstention ? Pour reprendre une évidence <a href="http://www.palim-psao.fr/article-not-in-my-name-par-anselm-jappe-101646800.html">rappelée</a> par<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Anselm_Jappe" hreflang="fr">Anselm Jappe</a> : jamais un vote n'a empêché Hitler d'arriver au pouvoir. Non, ce sont les politiques que l'on mène qui peuvent faire barrage au fascisme et contrecarrer les rapports de domination capitaliste. Et force est de constaté que celles menés par tous ceux qui se présentent au jeu électoral ont prouvé avoir les effets inverses. Voter revient ainsi à cautionner ce que l'on souhaite combattre.</p>
<p>Pire, si l'on considère l'évolution parallèle du vote et du capitalisme. Comme le <a href="http://www.palim-psao.fr/article-de-l-homme-considere-comme-un-etre-pour-le-vote-par-gerard-briche-101642302.html">montre</a> Gérard <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Briche">Briche</a> :</p>
<blockquote><p>La constitution des hommes en sujets libres, clamée par la Déclaration des droits de l'homme (1789), fut donc aussi (fut d'abord ?) leur constitution en sujets libres de disposer de leurs ressources productives, et donc, dans le cas de ceux qui ne possèdent qu'une puissance de travail, libres de la vendre. Le travailleur était, face au marché, un individu abstrait de toutes ses qualités particulières (sexe, âge, origine, richesse…), une abstraction réelle dont la seule réalité était d'avoir quelque chose à vendre (ou à acheter), bref : un sujet économique.</p>
<p>
Dans le même mouvement, le citoyen était, face aux décisions politiques, abstrait de toutes ses qualités particulières. L'égalité démocratique ne les prend pas en compte, et ne considère le citoyen que comme le sujet d'une volonté politique abstraite, réputée libre, et qui doit s'exprimer par le vote (« un homme, une voix »). Ainsi, le principe démocratique redouble l'invention du sujet économique par l'invention du sujet politique ; l'être-pour-le-travail est redoublé par un être-pour-le-vote.</p>
<p>
L'émergence du sujet politique n'est que l'autre face de la constitution du sujet économique, et manifeste le « remodelage » moderne des individus. Ce « remodelage » est effectué sous la domination d'un principe devenu, après la Révolution, principe social : le principe bourgeois du marché, où se rencontrent, d'une manière réputée libre, des individus réduits à des abstractions. Des individus qui, dans le domaine économique, se reconnaissent sous la forme de marchandises, et qui, dans le domaine politique, se reconnaissent sous la forme de bulletin de vote. Dans l'un comme dans l'autre cas, il n'y a que la manifestation du fétichisme d'une société dominée par les abstractions d'un spectacle omniprésent.</p></blockquote>
<p>Ce n'est pas pour rien qu'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a>, dans <em>Première mesures révolutionnaires</em>, <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter">ont nommé</a> « capitalisme démocratique » l'ennemi à combattre. L'État, démocratiquement élu, est la forme de gouvernement la plus <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/07/25/Le-poids-de-l-ordre-social-voltairien">adéquate</a> au développement du capitalisme. L'élection donne au capitalisme une légitimité le mettant à l'abri de toute contestation – rendue par voie de conséquence illégitime – et offre aux catégories fondamentales historiquement déterminées sur lesquelles ils se base, une apparence naturelle. Puisque c'est le peuple qui s'est exprimé et qui l'a voulu, il apparaît naturel de devoir travailler pour gagner un salaire – naturellement sous forme d'argent – à même de satisfaire ses besoins, que la division du travail – toute aussi naturelle – a contraint à devoir passer par l'achat de marchandises – forme évidemment naturelle – en toutes sortes.</p>
<p>Le vote représente donc sous cet angle un moyen de légitimer le capitalisme. Au point que la notion de « citoyen » se confond avec la soumission de quelqu'un qui périodiquement va gentiment voter et entre deux élections retourne travailler au sein du système de production capitaliste.</p>
<h3>S'abstenir comme moyen de lutte</h3>
<p>D'où il suit logiquement que ne pas voter peut être considéré comme un moyen d'opposition au capitalisme. Moyen insuffisant, j'en conviens volontiers. Mais moyen tout de même ! Et à portée de main, dont il devient idiot de ne pas se saisir. Ne pas voter est en effet un moyen direct d'affirmer ne plus vouloir de ce système, d'affirmer que l'on ne considère plus que les institutions pour lesquelles on nous demande de voter sont légitimes pour décider de nos vies. Nous pouvons très bien nous passer d'elles et c'est précisément ce que nous voulons en refusant de participer à leurs <a href="http://www.palim-psao.fr/article-le-vote-par-bernard-charbonneau-102330081.html">messes électorales</a>.</p>
<p>À ce point, il convient de faire une remarque à propos des votes blancs et nuls. Avant de m'abstenir, j'ai souvent voté nul, en griffonnant des messages sur les bulletins de votes, manifestant ma désapprobation du choix qui m'était proposé – avec au moins la satisfaction de provoquer un quelconque affect chez la personne qui dépouillerait mes bulletins. Mais c'était encore accepter que je puisse faire un choix dans le cadre électoral. C'était ne pas voir que tout choix proposé dans ce cadre s'inscrit nécessairement dans un maintien de l'ordre social que je souhaite pourtant combattre. Il va sans dire que cette insuffisance s'amplifie dans le vote blanc. Les revendications pour que celui-ci soit pris en compte ont cette cécité poussant à persister dans une action dont le ridicule est cependant apparent. Demander la prise en compte du vote blanc n'a en effet d'autre fondement que de demander la reconnaissance de la part d'une institution – le vote – qu'il convient de dénoncer. Voter blanc, c'est finalement se satisfaire du système marketing de vote en se plaignant seulement que les marchandises proposées ne sont pas à son goût.</p>
<p>Alors que l'abstention constitue une véritable opposition à ce système en ce qu'elle le refuse activement. Et elle aura d'autant plus d'effet qu'elle sera massive. À partir de combien de pourcentage d'abstention, les élus auront encore l'audace de prétendre représenter quelqu'un ? J'avoue ne pas me faire trop d'illusions à ce sujet, si le scrupule avait été un affect déterminant chez tous ceux qui se présentent encore au jeu électoral, il y aurait longtemps qu'aucun candidat majeur n'aurait plus osé concourir. Il n'empêche qu'une abstention massive aurait sans aucun doute une force de signal. Et si ce signal n'est pas dirigé vers les instances gouvernantes s'accrochant à la mascarade électorale, il pourrait au moins l'être vers <a href="https://collectiflieuxcommuns.fr/spip/191-pour-une-abstention-active-aux">ceux</a> qui souhaitent dénier toute légitimité à l'ordre politique et social actuel.</p>
<p>En vérité, l'abstention est sociologiquement la marque d'une <a href="http://www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/120Pouvoirs_p43-55_L_abstention.pdf">vitalité politique</a> dont il ne faut pas sous-estimer la puissance. Toute institution tire sa légitimité de ceux qui l'ont fait ; mais ceux-ci peuvent très bien en sens inverse la défaire. Ne plus donner sa voix, ne plus participer au spectacle, ne plus légitimer les institutions qui tirent toute légitimité de l'élection, est le moyen le plus immédiat d'exprimer son <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/01/03/Pour-en-finir-avec-le-desir-de-travail">indignation</a> envers ces institutions. Et par là d'appeler à leur renversement.</p>
<p>Voter tue ainsi toute idée véritable de renversement de l'ordre social actuel. Voter tue tout espoir d'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/insurrection">insurrection</a> contre cet ordre opprimant. Voter tue l'idée même de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/d%C3%A9mocratie">démocratie</a>, considérée comme la prise de décision par les citoyens sur la conduite de leur propre vie sociale. Voter tue celui-là même qui fait acte de vote, en ce qu'il abandonne par ce geste toute volonté de se réaliser pleinement, hors des structures aliénantes et fétichisantes du capitalisme.</p>https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/08/11/Voter-tue#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/25Premières mesures révolutionnaires : se méfier du piège du revenu garantiurn:md5:b51757a02bf8ee8116e6e5c7233c9adc2014-08-04T19:36:00+02:002017-02-06T19:58:49+01:00gibusRessourcescapitalisme démocratiqueGorzHazanKamoMylondorevenu de baserevenu garantitravailéconomie<p>Au milieu de leurs réflexions sur le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/12/29/Premieres-mesures-revolutionnaires-disjoindre-travail-et-possibilite-d-exister">travail</a>, l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie">argent et l'économie</a>, Éric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a> abordent dans <em>Premières mesures révolutionnaires</em> le sujet du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/revenu%20garanti">revenu garanti</a>. Puisqu'ils venaient d'appeler le mouvement insurrectionnel à disjoindre travail et possibilité d'exister, on aurait pu s'attendre à ce qu'ils soutiennent cette proposition, consistant globalement à attribuer à chaque citoyen un revenu tout au long de sa vie, indépendamment du fait qu'il exerce une activité rémunérée. Au contraire, le revenu garanti est jugé être une « fausse bonne idée » dont il convient de se méfier. En effet, selon Kamo et Hazan, sa mise en œuvre irait à l'encontre des objectifs que se fixe une révolution censée renverser le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a>.</p>
<p>J'ai moi-même <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/10/07/La-fabrique-de-la-loi">appelé</a>, pour des raisons tactiques, à soutenir une pétition à l'échelon européen pour une initiative populaire en faveur du revenu garanti – au final cette initiative a été abandonnée faute d'avoir recueilli le nombre suffisant de signatures – je ne me suis cependant jamais exprimé sur le fond de cette proposition, que je suis avec grand intérêt depuis une quinzaine d'années. Ce billet est l'occasion de revoir ce qui est louable ou critiquable dans le revenu garanti.</p> <p>Il ne s'agit pas ici d'expliquer en détail ce qu'est le revenu garanti – que j'appellerai dans ce billet indistinctement <em>revenu garanti</em> ou <em>revenu de base</em> –, ni de passer en revue les différentes propositions qui ont pu être faites, dans des objectifs qui peuvent être diamétralement opposés, pour mettre en œuvre l'une ou l'autre de ses formes. La <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_base">notice wikipédia</a> est particulièrement complète à ce sujet. On pourra également consulter – sur abonnement – avec profit l'excellente <a href="http://www.arretsurimages.net/chroniques/2013-12-03/Le-revenu-de-base-une-utopie-id6342">synthèse</a> réalisée par Anne-Sophie Jacques pour Arrêt sur images. Cette dernière évoque d'ailleurs l'opinion sur le revenu garanti exposée par Hazan et Kamo dans <em>Premières mesures révolutionnaires</em>. Et c'est cette opinion qui est commentée dans ce billet, car – une fois encore – elle permet de viser au cœur des aspects fondamentaux du sujet. On pourra également se reporter à la <a href="http://alternatives-economiques.fr/blogs/mylondo/2013/12/20/reponse-a-eric-hazan-et-kamo-salutations-revolutionnaires/">réponse critique</a> faite à Kamo et Hazan par les des principaux promoteurs du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/revenu%20de%20base">revenu de base</a> en France, <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Baptiste_Mylondo" hreflang="fr">Baptiste Mylondo</a>, sur Alternatives économiques. Le présent billet, s'il ne peut aucunement prétendre représenter la pensée des auteurs de <em>Premières mesures révolutionnaires</em>, peut être vu comme s'insérant dans cette discussion lancée par <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Mylondo">Mylondo</a>, dont la critique, si elle ne manque pas d'intérêt, évitant les discussions sans fond, manque toutefois du recul lucide qui lui aurait permis de saisir en quoi Hazan et Kamo ont visé juste. Voyons donc comment :</p>
<blockquote><p>Réglons ici son compte à une fausse bonne idée qui hante depuis quarante ans les milieux libéraux puis gauchistes : celle du revenu universel garanti, aussi nommé « dotation inconditionnelle d'autonomie ».</p></blockquote>
<p>En effet, c'est l'un des principaux problème du revenu garanti : il existe tant de propositions pour le mettre en œuvre, correspondant à autant d'interprétation de ce qu'il est censé signifier et quels sont les objectifs qu'il pourrait parvenir à faire atteindre, que lorsque l'on parle de revenu de base, il est aussitôt nécessaire de préciser dans quel camp on se situe. Que certaines de ces interprétations soient vertueuses, voire aient des prétentions honnêtement anti-capitalistes, cela n'atténue en rien – au contraire – le fait qu'il faille se méfier, si cette mesure venait à exister, qu'elle le soit sous une forme où les principes défendus par ces bonnes intentions n'aient point été dilués, sinon carrément niés.</p>
<blockquote><p>Les tenants de cette « utopie réaliste », comme ils l'appellent, ne manquent jamais une occasion de rappeler la faisabilité <em>économique</em>, dès à présent, de leur « révolution ».</p></blockquote>
<p>On pourrait penser à première vue, comme Baptiste Mylondo, que la critique est ici facile : qu'y peuvent donc les tenants du revenu de base, si la première question qu'on leur pose est la faisabilité économique du mécanisme ? Mais à mieux y regarder, le point soulevé par Hazan et Kamo est dirigé contre un défaut symptomatique du revenu de base : malgré son potentiel critique envers la catégorie de base de l'ordre social capitaliste qu'est le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/travail">travail</a> – entendu comme travail salarié, indispensable à la satisfaction même des conditions de vie –, le revenu de base se situe à l'intérieur d'autres catégories tout aussi fondamentales du capitalisme – telles que l'argent, l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/%C3%A9conomie">économie</a> politique ou l'individualisme – et les renforce dans le même mouvement. Nous allons détailler ce point dans un instant, mais revenons pour l'instant au texte de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> :</p>
<blockquote><p>Ainsi, pour les disciples de Toni Negri, un tel revenu, déconnecté de tout travail, instaurerait dès maintenant une créativité inouïe au sein de la nouvelle économie de la connaissance qui n'attend que cela pour permettre à chaque citoyen d'être aussi productif et de vivre aussi bien qu'un employé de Google. Les coûts et bénéfices en sont dores et déjà <em>chiffrés</em>, et tout plaide, disent-ils, en sa faveur. Tant et si bien qu'il n'y aurait même pas besoin d'insurrection, de soulèvement, de désordre pour mettre en place une telle révolution : il suffirait d'instaurer le revenu universel garanti, et l'on s'épargnerait les faux frais de ministères brûlés, de commissariats vandalisés, de flics blessés. Il n'y aurait même pas besoin de rompre avec le capitalisme : il suffirait de suivre sa logique jusqu'au bout, et l'on aboutirait au communisme, comme chacun sait.</p></blockquote>
<p>Ici la critique est spécifiquement orientée vers la proposition de revenu garanti, telle que formulée par le mouvement dit « néo-opéraïste ». Il n'y a pas grand chose à y ajouter, si ce n'est que c'est dans ce contexte qu'il faut comprendre ce qui suit :</p>
<blockquote><p>On peut se fatiguer à arguer qu'un tel revenu est irréaliste, que les pays qui l'instaureraient en premier se devraient aussi d'être des États policiers capables de recenser exactement qui vit dans chaque maison de leur territoire. Voilà une mesure qui ne peut donc être appliquée avant la dictature mondiale du prolétariat, laquelle ne devrait pas arriver tout de suite.</p></blockquote>
<p>Baptiste Mondylo a tout à fait raison d'objecter que l'identification et le recensement d'un tel revenu garanti pourraient tout à fait entamer le périmètre du contrôle déjà existant sur la population et trouver son expression dans des formes non-étatiques. Mais ce n'est point là, la solution qui est ici critiquée, avancée par <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Toni_Negri" hreflang="fr">Toni Negri</a> et qui nécessite effectivement une application internationale, à moins de construire une citadelle – indéfendable – au milieu de l'Empire. Mais – mise à part l'exigence internationaliste du revenu garanti à la sauce néo-opéraïste – c'est à présent que l'on touche à ce qui fait du revenu de base une « fausse bonne idée » :</p>
<blockquote><p>En fait, le revenu garanti prétend faire la révolution mondiale qui doit déjà avoir eu lieu pour qu'il soit possible. Il maintient cela même que le processus révolutionnaire doit abolir : la centralité de l'argent pour vivre, l'individualisation du revenu, l'isolement de chacun face à ses besoins, l'absence de vie commune. Le but de la révolution est de renvoyer l'argent aux marges, d'abolir l'économie ; le tort du revenu garanti est d'en préserver toutes les catégories.</p></blockquote>
<p>Le revenu de base ne peut en effet exister tant que le capitalisme sera la forme sociale totalisante dans laquelle nous vivons. Son problème de base est qu'il s'agit tout à la fois d'une mesure révolutionnaire, mais qui prétend se situer au sein de l'ordre qu'elle ne peut que renverser. C'est une mesure révolutionnaire dans le sens où, comme je l'évoquais en introduction, son objectif principal – tout du moins si l'on considère ses formes vertueuses, et celle proposée par Baptiste Mondylo en fait assûrément partie – est de briser le lien entre le revenu obtenu du travail salarié et les moyens de subvenir aux exigence vitales primordiales. Autrement dit, il s'agit bel et bien de disjoindre travail et possibilité d'exister. Mais ce lien que le revenu de base « vertueux » voudrait dissoudre a justement été tissé par le capitalisme et soutient tout son édifice.</p>
<p>C'est l'apport principal de la critique de la valeur d'avoir montré que le capitalisme est cet ordre où la médiation sociale s'effectue principalement par le travail, parce que, sous cet ordre historiquement déterminé, ce dernier ne désigne plus seulement le moyen de produire à partir de la nature ses moyens de subsistance, mais l'unique moyen pour la majorité d'accéder aux marchandises, seules à même d'assurer cette subsistance dans l'organisation du travail individualisé établie par le capitalisme. Dissocier travail et possibilité d'existence par l'instauration d'un revenu garanti déconnecté du travail ne peut signifier que deux choses. Ou c'est une remise en cause du principe de base du capitalisme. Et il convient alors de déconstruire l'intégralité des catégories du capitalisme : de faire que celui-ci ne considère plus la valeur comme seule richesse sociale possible, alors que seul le travail humain socialisé est à même de créer de la valeur, et par là même de remettre en question l'organisation de la production pour qu'elle ne soit orientée que vers la richesse sociale réelle. Mais cela entraîne également que l'argent, en tant que forme phénoménale de la valeur, serait renvoyé aux marges – on l'a vu, c'est en effet ce que demandent Hazan et Kamo.</p>
<p>Ou le revenu de base serait alors le moyen pour que les moyens de subsistance soient enfin retirés des charges du capital. Ceux-ci étant assuré par ailleurs – c'est-à-dire par le revenu de base – le capital n'aurait plus à se soucier d'attribuer un salaire permettant l'accès aux marchandises qu'il produit. Cependant, la nécessité de continuer à utiliser du travail vivant, seul à même de créer de la valeur, pousserait le capital à réduire encore plus la fraction de ces « employables indispensables » à la création de valeur, rejetant toujours plus de personnes devenues superflues à son auto-fonctionnement.</p>
<p>Bref, si l'on veut conserver une forme vertueuse au revenu de base, celui-ci ne peut advenir sans une remise en cause complète du capitalisme. Ce qui ne signifie pas que, dans une remise en cause du capitalisme le revenu de base, ne puisse trouver une utilité :</p>
<blockquote><p>Nous ne disons pas qu'il serait aberrant, dans l'urgence des premiers mois suivant l'insurrection, de verser encore à chacun une somme prélevée sur les comptes des riches ou des multinationales. Cela permettrait de laisser le temps à la vie de se réorganiser sans que pèsent sur cette réorganisation le manque d'argent d'un côté, et de l'autre le manque provisoire des structures permettant de vivre sans argent. Au reste, on sait qu'en terme de revenus, 10 % des ménages les plus riches reçoivent actuellement autant que 40 % des ménages les plus pauvres, et que l'inégalité des patrimoines est encore plus forte. Un tel ordre de grandeur signifie qu'un transfert d'urgence des revenus les plus riches vers les plus pauvres permettrait à tous de survivre dans la première phase de bouleversement de tout.</p></blockquote>
<p>Nulle contradiction ici dans l'opinion d'Hazan et Kamo. Après avoir montré qu'un revenu de base vertueux ne pouvait exister sans remise en cause du capitalisme, si cette dernière advenait, il convient alors d'examiner si le revenu de base n'aurait pas un rôle utile à jouer dans la reconstruction d'un ordre social. Et il en aurait assurément un ! Quelle que soit la forme que prendra l'insurrection, celle-ci visant à renverser – selon l'expression d'Hazan et Kamo – le capitalisme démocratique, et ce dernier étant l'ordre social dans lequel nous vivons depuis plus de deux siècles, il faudra s'attendre à ce qu'un choc capable de provoquer un tel renversement ne se produise pas sans ondes dévastatrices qu'il conviendra de maîtriser une par une. Aussi, on ne peut que donner crédit à Kamo et Hazan, d'envisager que dans les premiers mois suivant l'insurrection, demander que, d'un coup d'un seul, toutes les catégories de l'ordre social, auquel nous étions depuis si longtemps soumis, soient reléguées aux oubliettes, ne soit un peu trop demander à un corps social qui vient de subir une turbulence historique dans sa propre constitution. Non seulement, cela serait « trop demander », mais cela reviendrait à proposer clé en main à ce corps social un nouvel ordre auquel il devrait se conformer. Or, il est d'une absolue nécessité qu'un tel nouvel ordre social soit constitué justement par le corps social lui-même. Lui laisser le temps d'imaginer comment remplacer l'argent, avant de le priver autoritairement de ce dernier, est une sage mesure !</p>
<p>Alors, que penser du revenu de base ? Qu'il s'agit d'un piège ? Je partage ici l'opinion d'Hazan et Kamo. Qu'il faille se battre contre ses promoteurs et refuser toute mise en place de ce dispositif ? Je ne pense pas que cela ait jamais été le but de ce passage de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> que de discréditer les propositions vertueuses d'un revenu de base. Mais plutôt de montrer que de telles propositions impliquaient un renversement du capitalisme démocratique pour advenir et ne pouvaient s'imaginer avoir une quelconque chance de succès sans une telle révolution. Et cela correspond tout à fait à l'aveu de Baptiste Mylondo lors l'émission d'Arrêt sur images que préparait le dossier d'Anne-Sophie Jacques précédemment cité :</p>
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<p>Finalement, l'essentiel n'est pas d'instaurer effectivement un revenu de base. C'est de toute façon inimaginable au sein de l'ordre social capitaliste, à moins d'en faire un instrument accroissant l'oppression en libérant le travail salarié de la nécessité de justement reverser un salaire. Non, ce qui importe ce sont plutôt les questions que soulève le revenu garanti et qui viennent directement questionner les bases du capitalisme. Et l'on retrouve là, l'<a href="http://www.societal.org/docs/55.htm">évolution de la pensée</a> d'André <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Gorz">Gorz</a> qui y voyait, <em>sous certaines conditions quant à son application</em> – notamment ses aspect universel, inconditionnel et suffisant –, un moyen de se défaire de la mesure du temps de travail comme indicateur de la création de valeur, alors que ce travail devient de plus en plus difficile à évaluer, en tout cas de manière temporelle, et son contenu concret de moins en moins nécessaire à la production de richesse sociale, permettant ainsi que les activités productives soient accomplies pour elles-mêmes au lieu de l'être dans l'objectif primordial de créer de la valeur capitalisable. Je rejoins tout à fait cette position.</p>https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/08/04/Premieres-mesures-revolutionnaires-se-mefier-du-piege-du-revenu-garanti#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/23Programme de rechercheurn:md5:a21f4fd36e201da035d6563b28e8d6bb2014-08-01T18:52:00+02:002015-01-03T01:42:48+01:00gibusPas content !Arendtblogbrevets logicielsCastoriadiscritique de la valeurFoucaultHazaninformatologieinsurrectionKamologiciels libresLordonMarxMaussNietzscherapports de dominationrenversementSpinoza<p>Cela fait maintenant pratiquement cinq mois que je n'ai rien publié sur ce <a href="tag:blog">blog</a>. Je ne l'ai pas abandonné pour autant et j'ai poursuivi mes recherches par un grand nombre de lectures, de visionnages ou d'écoutes, ainsi qu'en assistant à quelques conférences ou par la discussion informelle tant en ligne que lors de rencontres <em>de visu</em>, tout cela ayant suscité nombre de réflexions qui demandent à être approfondies…</p>
<p>J'aimerais dans ce billet recenser les diverses pistes de recherche que je compte explorer – que ce soit à court, moyen ou long terme – et qui devraient donner lieu à la publication de mes réflexions sur ce blog. Il s'agit donc d'un « meta billet » dont j'espère que l'intérêt, s'il est en première instance tout personnel – visant à organiser mes propres recherches intellectuelles ‑, pourrait être pour tout visiteur de ce blog d'avoir un panorama de qu'il pourra y trouver.</p>
<p>L'objectif de ce blog <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/07/19/J-ai-comme-envie-d-une-insurrection-non-pacifique">n'a pas changé</a> : <q>expliciter ce qui fait naître et nourri [l']envie d'<a href="tag:insurrection">insurrection</a> [et] pourquoi l'insurrection est la seule réponse possible au <a href="tag:renversement">renversement</a> des <a href="tag:rapports de domination">rapports de domination</a>, car c'est bien ce renversement qui me semble constituer une urgente priorité</q>. L'ensemble des recherches que je compte effectuer s'inscrit ainsi dans ce but insurrectionnel.</p> <p>Premièrement, la lecture à l'automne 2014 du petit livre cosigné par Éric <a href="tag:Hazan">Hazan</a> et <a href="tag:Kamo">Kamo</a>, <em>« Première mesures révolutionnaires »</em> a constitué une source d'inspiration indéniable, principalement parce qu'il pointe des questions fondamentales, dans un style manifestement élaboré consciemment pour être le plus concis et le plus précis possible. Je partage intuitivement nombre des positions exprimées dans ce livre sur les problèmes qu'il soulève. Mais le plus intéressant est que ces conclusions directes et incisives reposent sur une solide base théorique implicite, qui s'avère passionnante à défricher. J'ai ainsi déjà consacré <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">cinq billets</a> à l'exploration de <em>Première mesures révolutionnaires</em>, en reprenant point par point les réflexions qui, dans un même temps, fondent les propos tenus par Hazan et Kamo et sont soulevées par ceux-ci. Un sixiième billet est en préparation depuis des mois sur le « revenu de base ». Il me faut bien entendu terminer de l'écrire et je compte bien également poursuivre la publication de billets reprenant la trame de ce livre, abordant des sujets tels que le rôle de l'État, l'échelle juste des décisions, Internet, l'écologie, la vengeance et la violence, la place réservée à la culture, les dangers potentiels, etc.</p>
<p>L'ouvrage de Kamo et Hazan n'engendre pas seulement la discussion, mais suscite également d'autres lectures. De manière évidente, il m'a fait relire <em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Insurrection_qui_vient" hreflang="fr">L'insurrection qui vient</a></em> et découvrir, avec plus de dix ans de retard, les divers textes parus dans la revue <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Tiqqun" hreflang="fr">Tiqqun</a>, que j'ai tout juste commencé à aborder. Ayant également lu un certain nombre de commentaires pointant les influences d'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_Heidegger" hreflang="fr">Heidegger</a> et du <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Internationale_situationniste" hreflang="fr">situationnisme</a> sur ces écrits, il faudra sans doute que j'étudie ces sources, que je connais encore très mal. Je ne sais pas si j'écrirai spécifiquement sur ces lectures, mais il ne fait pas de doute qu'elles émailleront les réflexions exposées ici.</p>
<p>Deuxièmement, j'ai commencé à me pencher moins directement – en examinant les questions sur le travail, l'argent et l'économie posée par <em>Premières mesures révolutionnaires</em> – sur ce qu'on appelle en France la théorie de la « <a href="tag:critique de la valeur">critique de la valeur</a> » ou du « fétichisme de la marchandise », ou encore « wertkritik » en allemand. Ce courant de pensée reprend une lecture de certains passages de <a href="tag:Marx">Marx</a>, délaissés par le marxisme traditionnel, tentant de saisir les catégories constituant le noyau du capitalisme. J'ai lu depuis quelques mois un certain nombres d'auteurs et d'ouvrages de référence de ce courant – <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Anselm_Jappe" hreflang="fr">Anselm Jappe</a>, <a href="http://www.post-editions.fr/LA-GRANDE-DEVALORISATION.html">Ernst Lohoff, Norbert Trenkle</a>, <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Moishe_Postone" hreflang="fr">Moishe Postone</a>, quelques articles de <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Kurz" hreflang="fr">Robert Kurz</a>… – et je suis convaincu qu'il s'agit là d'une des tentatives les mieux réussies pour décrire et expliquer l'ordre social capitaliste actuel, en particulier la crise endogène et profonde qu'il traverse, fournissant ainsi une base théorique essentielle à tout mouvement insurrectionnel dévolu à abolir les rapports de domination capitalistes. Je vais donc continuer mes recherches sur ce courant, il me reste bon nombre d'écrits à lire et surtout à expliciter la résolution d'une contradiction fondamentale que peut soulever la critique de la valeur : pourquoi le travail vivant socialement abstrait serait-il la seule source de valeur possible, dans un ordre social pour lequel la richesse est uniquement constituée par la valeur ? Autrement dit, le capitalisme ne peut-il imaginer d'autres sources de création de valeur à même de compenser la crise de celle-ci et de sauvegarder cet ordre social dont l'unique mesure se trouve dans la valeur ?</p>
<p>Par ailleurs, les raisonnements de la critique de la valeur se sont avérés trouver une résonance dans mes activités militantes autour des libertés informatiques. La critique de la valeur a en effet l'immense mérite de poser des concepts tout à fait à même d'être repris pour apporter un fondement théorique à l'« <a href="tag:informatologie">informatologie</a> ». Considérés selon l'angle de la critique de la valeur, tant les luttes contre les efforts de domination et de contrôle de l'environnement informationnel que le potentiel subversif d'initiatives telles que le mouvement des <a href="tag:logiciels libres">logiciels libres</a>, peuvent être examinés, justifiés et renforcés de manière novatrice. J'ai déjà commencé à écrire un billet mêlant critique de la valeur et <a href="tag:brevets logiciels">brevets logiciels</a>, apportant à la critique de ces derniers un angle d'attaque qui, à ma connaissance, n'avait pas encore été examiné. Il ne fait pas de doute que je poursuivrai cette recherche.</p>
<p>Troisième axe de recherche : le spinozisme. À un autre niveau – peut-être encore plus fondamental – que celui de la critique de la valeur, la pensée de <a href="tag:Spinoza">Spinoza</a> me semble en effet particulièrement appropriée tant pour comprendre les ressorts fondamentaux de l'ordre social actuel, que pour appuyer l'élaboration de ce qu'il serait souhaitable d'instituer, une fois le renversement accompli, en passant par l'examen des conditions pouvant provoquer une telle insurrection permettant de passer de l'un à l'autre. C'est bien entendu la lecture des recherches spinozistes de Frédéric <a href="tag:Lordon">Lordon</a> qui m'a incité sur cette voie. Au-delà du personnage – qu'on ne saurait qualifier de médiatique, ni de grand public, malgré une présence croissante pour la promotion de ses ouvrages – s'exprimant publiquement, en tant qu'économiste hétérodoxe, sur les racines politiques de la crise actuelle, Lordon poursuit un programme de recherche en sciences sociales, s'appuyant et reprenant à son compte les concepts fondamentaux du spinozisme aux fins justement de fonder une théorie sociale. J'ai ainsi repris dans un long billet les réflexions de Lordon, s'appuyant sur la philosophie de Spinoza, en étudiant la question du travail. Il me reste encore à lire une bonne partie des articles publiés par Lordon là-dessus, mais surtout, il me faut poursuivre la lecture directe de Spinoza. Je n'ai pour l'instant abordé que l<em>'Éthique</em> – ce qui est assurément le cœur de toute la philosophie spinoziste –, dans le texte et par ses commentaires inspirés de <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Gilles_Deleuze" hreflang="fr">Gilles Deleuze</a> ou de <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Misrahi" hreflang="fr">Robert Misrahi</a>, mais outre un ou deux ouvrages explicatifs de ce dernier, il m'est impossible de passer outre la lecture du <em>Traité politique</em>, ainsi que des écrits d'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Matheron" hreflang="fr">Alexandre Matheron</a> à ce sujet. Ici encore, je ne sais si ce troisième axe de recherche donnera lieu à la publication de billets directement en rapport, mais je suis certain que ces réflexions spinozistes transpireront dans ce que j'écrirai.</p>
<p>Enfin, certaines références philosophiques croisent chacun de ces axes de recherche : Friedrich <a href="tag:Nietzsche">Nietzsche</a>, Hannah <a href="tag:Arendt">Arendt</a>, Cornelius <a href="tag:Castoriadis">Castoriadis</a>, Marcel <a href="tag:Mauss">Mauss</a>, Michel <a href="tag:Foucault">Foucault</a>, etc. ‑ que je ne manquerai pas de lire un jour ou l'autre. En outre, il est des questions que je souhaitais aborder dès la construction de ce blog – le vote et l'abstention, la police, l'État, la violence, etc. Les trois axes de recherche, ainsi que leurs ramifications, que je viens de présenter recouperont sans doute ces sujets. Cela est déjà le cas avec <em>Premières mesures révolutionnaires</em>, ce pour quoi j'ai choisi de suivre la trame de ce livre étant principalement qu'il questionnait des sujets que je voulais de toute façon traiter. Je ne m'interdis pas non plus de publier des billets d'humeur, en réactions à certaines actualités, qu'elles soient publiques ou toutes personnelles – j'avoue que jusqu'ici, rien dans les sujets traités par la presse traditionnelle durant cette année dominée par quelques élections ne m'a paru suffisamment significatif pour susciter une envie d'y réagir surpassant toute autre préoccupation… Mais ça peut venir !</p>
<p>Voilà qui constitue un programme de recherche que je reconnais volontiers comme ambitieux, mais qui, personnellement, me motive au plus haut point. Je suis convaincu qu'une insurrection adviendra d'autant mieux et aura des conséquences d'autant plus bénéfiques pour l'ordre social que celle-ci et celles-là sont consciemment pensées. Je m'efforce ici de contribuer, avec les modestes moyens qui sont les miens, à la construction d'une telle pensée. En tant que telle, cette pensée est certes en première instance personnelle, mais elle n'a de valeur et n'est susceptible d'évoluer, de se corriger, de s'enrichir, qu'en étant partagée Voici donc, tout à la fois, pourquoi et sur quoi, je continuerai d'écrire sur ce blog. J'espère que cela correspond aux attentes de ses éventuels lecteurs et commentateurs.</p>https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/08/01/Programme-de-recherche#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/24Premières mesures révolutionnaires : marginaliser l'argent, éradiquer l'économieurn:md5:2bce03b3c877c98a4fddf618682276242014-02-25T22:07:00+01:002017-09-22T22:24:07+02:00gibusRessourcesargentcapitalisme démocratiqueGorzHazanKamoMédaOrléanrevenu de basetravailvaleuréconomie<p>Revenons où nous nous étions arrêtés dans la discussion de <em>Premières mesures révolutionnaires</em>, le livre d'Éric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a>, c'est-à-dire à la nécessaire abolition du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/travail">travail</a>. Il n'est bien entendu pas question d'entendre par là une suppression de toute activité humaine « productive » ou non. Quel que soit le mode d'organisation social en vigueur, il sera toujours nécessaire d'accomplir des activités, non seulement pour agir sur la nature et subvenir ainsi aux besoins humains essentiels, mais également parce que c'est dans l'activité que l'humain se réalise. Lorsqu'il est proposé d'abolir le travail, le mot est à prendre dans le sens du travail salarié tel qu'il est effectivement désigné dans la société capitaliste : la dépense auto-référentielle de la simple force de travail sans égard à son contenu.</p>
<p>Mais, il est dès lors impossible de parler d'abolition du travail sans englober son inséparable corollaire : l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/argent">argent</a>. Les deux sont indissociables, comme l'illustre avec humour le sketch de Coluche incarnant un chômeur :</p>
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<p>Comme souvent, ce trait d'humour – les gens ne réclameraient pas de travail mais uniquement de l'argent – recèle une vérité plus profonde : le but essentiel du travail, dans la société du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a>, est de gagner de l'argent. Force est de constater que le travail est le principal – et pour la majorité des gens, le seul – moyen de parvenir à se procurer l'argent autour duquel tout est organisé dans cette société marchande. Argent et travail sont ainsi le cœur de l'organisation capitaliste. On ne peut que suivre le philosophe <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Gorz" hreflang="fr">André Gorz</a> lorsqu'il dénonce la <q>complicité structurelle [qui] lie le travailleur et le capital : pour l'un et pour l'autre, le but déterminant est de “gagner de l’argent”, le plus d’argent possible</q> (<em>Ecologica</em>, Paris, éditions Galilée, 2008).</p>
<p>Suivons donc Kamo et Hazan dans les mesures proposées quant à l'argent et plus globalement à l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/%C3%A9conomie">économie</a>.</p> <blockquote><p>Il est évidemment difficile, les rapports sociaux étant ce qu'ils sont pour l'heure, de se figurer ce que sera l'abolition du salariat, ou juste une existence où l'argent sera renvoyé aux marges de la vie. L'argent n'est-il pas, en tout domaine, l'intermédiaire obligé entre nos besoins et leur satisfaction ? Pour se représenter ce que peut être une existence non économique, il suffit de revenir sur les moments insurrectionnels de l'histoire, de se souvenir de ce qu'en disaient les occupants de la place Tahir, ceux de l'Odéon en mai 1968 ou les insurgés espagnols de 1936. Ces moments où plus rien n'est travail mais où nul ne compte plus ni ses efforts ni les risques qu'il prend, ces moments où les rapports marchands ont été remisés à la périphérie sont aussi ceux de la plus haute vertu individuelle et collective. On objectera qu'on ne reconstruit pas un monde sur la base de moments d'exception – non, certes, mais ces moments nous indiquent ce qu'il convient de faire : dès le lendemain de l'insurrection, appuyer la rupture avec l'ordre passé sur les noyaux humains qui se seront constitués dans l'action, plutôt que de chercher à les mater parce que rétifs à l'obéissance. Contrairement au traitement que la guerre civile espagnole a réservé aux colonnes de volontaires anarchistes, la « Libération » aux maquis ou les « organisations révolutionnaires » aux comités d'action de 1968, il ne faut pas craindre de confier l'essentiel des tâches à ceux que lient déjà un état d'esprit non économique, l'idée d'un partage immédiat de la vie entière. Ceux qui ont connu cette ivresse savent de quoi nous voulons parler, connaissent la saveur inoubliable de cette vie-là. L'abolition de l'économie n'est pas quelque chose qui se décrète, c'est quelque chose qui se construit, de proche en proche.</p></blockquote>
<p>Dans ce premier paragraphe liant travail et argent, il y a déjà l'essentiel de ce qui peut faire l'objet de mesures révolutionnaires : abolir le travail – au sens du travail salarié capitaliste ; marginaliser l'argent – notons dès maintenant qu'il n'est pas question ici de le supprimer complètement, mais de se débarrasser de sa centralité ; vivre hors de l'économie et, enfin, partir de l'élan révolutionnaire pour reconstruire cette vie post-révolutionnaire sans travail, sans centralité de l'argent et sans économie – soit un renversement complet de la logique du capitalisme démocratique qui constitue le lien social à partir de la division du travail et de l'échange marchand, pour au contraire prendre comme point de départ, les liens sociaux existants<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup>. L'abolition du travail a déjà été largement traitée, les autres points seront développés dans un instant. Mais continuons par une remarque pratique :</p>
<blockquote><p>On souligne assez peu la singularité de notre époque sur la question de l'argent. Jamais l'argent n'a été aussi omniprésent, jamais il n'a été à ce point nécessaire au moindre geste de la vie, et jamais non plus il n'a été aussi dématérialisé, aussi irréel. Il n'y a qu'à voir la frousse que suscite la seule évocation d'un possible <em>bank-run</em> dans n'importe quel pays du monde, et encore récemment à Chypre, pour mesurer la paradoxale vulnérabilité de ce qui fait le cœur de la société présente. L'argent n'est plus une matière palpable, ce n'est même plus un tas dispersé de bouts de papiers, ce n'est plus qu'une somme de bits stockés dans des réseaux informatiques sécurisés. S'agissant de comptes bancaires, l'instauration d'une égalité parfaite est réalisable par quelques clics sur les serveurs centraux des grandes banques d'un pays.</p></blockquote>
<p>L'accroissement concomitant de l'omniprésence et de la dématérialisation de l'argent ne doit rien au hasard. Il résulte directement de ce qui constitue l'ADN du capitalisme : la <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/valeur">valeur</a>. Celle-ci désigne l'essence même de ce qui permet l'échange de marchandises qui est à la base du capitalisme. Chaque marchandise peut y être vue selon deux perspectives : sa valeur d'usage et sa valeur d'échange. La valeur d'usage indique le degré de réalisation du besoin que cette marchandise est censé satisfaire concrètement. Sa valeur d'échange, qui s'exprime dans le prix de la marchandise, est la manifestation de ce qui justifie par essence d'échanger une marchandise contre une autre : la valeur, qui permet donc de comparer deux marchandises entre elles, quelles que soient les différences qualitatives entres ces deux marchandises concrètes. Pour le dire autrement, quel que soit l'usage réservé à une marchandise, elle possède quelque chose qui lui permet d'être quantitativement comparée à toute autre marchandise. Pour permettre une comparaison quantitative, il faut que les marchandises possèdent quelque chose de commun, s'exprimant dans la même unité. Ce <em>quelque chose de commun</em> est donc la valeur et toutes les marchandises peuvent être considérées sous cet angle, purement abstrait, de la valeur.</p>
<p>Le travail, dans le capitalisme démocratique, est traité comme une marchandise : on vend sa force de travail sur le marché de l'emploi. André <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Gorz">Gorz</a>, analysant les métamorphoses du travail dans l'évolution post-fordiste du capitalisme, résume parfaitement cette abstraction de la valeur, présente tant dans la marchandise issue du travail que dans le travail lui-même lorsqu'il est considéré à son tour comme une marchandise : <q>Mais l'aspect le plus important, du point de vue de la société, celui qui justifie qu'on parle de société capitaliste, est encore ailleurs : le travail traité comme une marchandise, l'emploi, rend le travail structurellement homogène au capital. De même que le but déterminant du capital n'est pas le produit que l'entreprise met sur le marché mais le profit que sa vente permettra de réaliser, de même, le but déterminant du salarié n'est pas ce qu'il produit mais le salaire que son activité productive lui rapporte. Travail et capital sont fondamentalement complices par leur antagonisme pour autant que “gagner de l'argent” est leur but déterminant. Aux yeux du capital, la nature de la production importe moins que sa rentabilité ; aux yeux du travailleur, elle importe moins que les emplois qu'elle crée et les salaires qu'elle distribue. Pour l'un et pour l'autre, ce qui est produit importe peu, pourvu que cela rapporte. L'un et l'autre sont consciemment ou non au service de la valorisation du capital</q> (<em>ibid.</em>).</p>
<p>L'argent joue ici un rôle particulier, puisqu'il est la marchandise échangeable contre toute autre, celle dont la valeur est reconnue universellement dans la société capitaliste comme permettant la mesure de la valeur de toute marchandise – y compris la marchandise <em>travail</em>, sous la forme du salaire. Ainsi cette <em>valeur universelle</em> qu'est l'argent se situe complètement dans l'abstraction : lorsque l'on parle de la valeur d'une marchandise, et plus encore de sa valeur exprimée en argent, on occulte complètement – on fait littéralement abstraction de – ce qu'est concrètement cette marchandise, son utilité pratique, et par conséquent la valeur d'usage qui lui est conférée. On place cette marchandise dans un monde purement abstrait, permettant l'application de règles mathématiques – nous y reviendrons.</p>
<p>Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'argent soit de moins en moins exprimé sous forme concrète. Dans le monde abstrait de la valeur, l'argent n'a aucun besoin d'être représenté sous la forme d'un métal précieux, ni de pièces sonnantes et trébuchantes, ni de billets de papier, ni même d'une reconnaissance inscrite sur un papier quelconque. L'évolution de la technologie aidant – mieux, le permettant – l'évolution ayant mené à ne plus représenter l'argent que par des bits informatiques apparaît en effet comme découlant logiquement de ce qui constitue génétiquement le capitalisme : l'abstraction de la marchandise en une valeur.</p>
<p>Mais cette abstraction de l'argent poussée, sinon à son terme mais tout au moins au degré avancé permis par son informatisation, est riche de conséquences révolutionnaires. Tout d'abord, le blocage des flux de l'argent peut se résumer au blocage des télécommunications par lequel il s'échange sous forme informatisée. Ensuite, comme Hazan et Kamo le soulignent, sa répartition juste ne nécessite rien d'autre que la volonté politique de réaliser cette égalité – la mise en œuvre pratique de cette volonté politique se résume à un simple clic de souris. Et l'on pourra ici tirer parti du travail d'enquête mené courageusement par Denis Robert, ayant exposé combien les échanges massifs d'argent informatisé se concentrent sur les serveurs des chambres de compensation, qui constituent par conséquent une cible stratégique. Nul doute qu'une panne informatique des serveurs de Clearstream ou Euroclear aurait pour effet immédiat de paralyser l'ensemble de l'économie capitaliste. Nul doute non plus que pour que mon propre compte en banque ou le vôtre n'affiche plus un solde ridicule par rapport à celui de n'importe quel dirigeant politique ou d'entreprise, ou n'importe quelle star du showbiz ou du sport, bref pour que nous soyons tous aussi riches que n'importe quel pitre fortuné, il suffit d'une opération informatique augmentant le montant des uns et baissant celui des autres.</p>
<blockquote><p>On ne reproduira pas cependant l'erreur bolchévique ou khmère d'abolir l'argent au moment de la prise de pouvoir. L'habitude d'être renvoyé à son isolement individuel pour ce qui est de « satisfaire ses besoins », l'habitude que tout soit payant dans un monde peuplé d'étrangers aux intentions potentiellement hostiles, ne disparaîtra pas en un jour. On ne sort pas indemne du monde de l'économie. Mais l'angoisse du manque, la défiance généralisée, l'accumulation compulsive et sans objet, le désir monétique, tout ce qui faisait de vous un « gagnant » dans la société capitalisée ne sera plus que tare grotesque dans le nouvel état des choses.</p></blockquote>
<p>Il ne s'agit donc clairement pas d'abolir purement et simplement l'argent. Les conséquences en seraient désastreuses. Non seulement parce que l'échange sous forme d'argent est solidement ancré dans nos habitudes. Non seulement parce qu'il ne s'agit pas d'en revenir à une société du troc – cependant, bien que la médiation par l'argent constitue <em>souvent</em> un intérêt pratique certain, la simplicité du troc peut <em>dans bien des occasions</em> s'avérer pragmatiquement préférable. Mais également car l'argent – ou plutôt la monnaie – joue un rôle social indéniable. La monnaie est ce sur quoi l'ensemble d'une société accorde sa confiance. Comme l'a brillamment démontré l'économiste de l'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_r%C3%A9gulation" hreflang="fr">école de la régulation</a>, <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Orl%C3%A9an" hreflang="fr">André Orléan</a><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#wiki-footnote-2" id="rev-wiki-footnote-2">2</a>]</sup>, la genèse de la monnaie est une convergence des élans de désirs des individus d'une même société, exprimant par rétroactions mimétiques toute la puissance de la multitude.</p>
<p>La question est de briser la centralité de l'argent, c'est-à-dire de faire que l'argent ne soit plus le passage nécessaire et obligé de toute relation humaine. Dans le capitalisme démocratique, l'argent joue le rôle d'un fétiche : objet d'une construction humaine, il en vient à acquérir une transcendance qui, en retour, détermine les vies humaines. Il s'agit donc de défétichiser l'argent. On voit tout de suite qu'il y aura inévitablement une tension entre cette défétichisation et le rôle unificateur de la monnaie. Mais cette tension n'est pas indépassable. Et l'on en revient au principe énoncé dans le paragraphe précédent par Hazan et Kamo : les liens créés par l'action révolutionnaires doivent primer. Et cela vaut par rapport aux liens découlant de la reconnaissance commune de la monnaie. Avec l'insurrection, il importe de ne s'appuyer sur ces derniers que lorsque cela s'avère nécessaire et en tout état de cause de faire que ces liens de confiance commune dans la monnaie se subsument aux liens de fraternité nés de la situation révolutionnaire.</p>
<blockquote><p>Que restera-t-il de la centralité de l'argent lorsqu'on pourra manger à sa faim dans l'une des cantines gratuites ouvertes par les différents collectifs sur les boulevards, dans les villages et les quartiers, lorsqu'on n'aura plus le loyer à payer à son propriétaire, lorsque l'électricité comme l'eau ou le gaz ne seront plus l'objet de factures mais d'un souci d'en user et de la produire le plus judicieusement et localement possible, lorsque les livres, les théâtres et les cinémas seront aussi gratuits que les albums de musique ou les films en <em>peer to peer</em>, lorsque l'obsolescence programmée des marchandises ne nous forcera plus à racheter un mixeur tous les six mois et une chaîne hi-fi tous les trois ans ? L'argent demeurera peut-être, si tant est qu'il soit possible, comme le pensent présentement les inventeurs du <em>bitcoin</em>, de créer une monnaie qui ne soit pas adossée à un ordre étatique, mais il restera aux marges de la vie tant individuelle que collective. Qu'offrirons-nous contre du café aux ex-zapatistes du Chiapas, le chocolat des communes sénégalaises ou le thé des camarades chinois, bien meilleur que celui auquel les plantations industrielles et empoisonnées du capitalisme nous avaient accoutumés ? Existe-t-il des rapports où l'étrangeté entre les êtres qui caractérise les rapports marchands est goûtée en tant que telle et exige donc une forme ou une autre de monnaie ? Telles sont quelques-unes des questions autour desquelles il faudra réfléchir et expérimenter.</p></blockquote>
<p>Nous sommes aujourd'hui en mesure de produire les moyens nécessaires à la subsistance de l'ensemble des êtres humains. Cependant l'organisation sociale qui englobe aujourd'hui la vie de tous – c'est-à-dire le capitalisme démocratique – conduit à ce qu'un nombre important et croissant de personnes vivent « en dessous du seuil de pauvreté ». C'est que le capitalisme démocratique se moque de l'utilité concrète des marchandises qu'il produit à profusion. Celle-ci n'est qu'un effet de bord du véritable objectif de la production : créer de la valeur à partir du travail humain. Mais cet horizon n'est pas indépassable et constitue justement le but des premières mesures révolutionnaires : organiser la vie hors du capital démocratique. Dès lors, il importe de produire dans le but primordial de satisfaction des besoins – et plus encore de réalisation des désirs. Et il n'y a aucune raison, dans la mesure où cette production peut se faire localement, que l'alimentation, le logement, l'énergie, la culture, etc. ne puissent exister que dans un rapport marchand. La gratuité peut et doit être la règle. L'argent ne doit servir que lorsqu'il est utile. Les questions posées par Éric Hazan et Kamo à la fin de ce paragraphe sont des problèmes dont la résolution implique très certainement l'utilisation d'une monnaie. Mais, à bien considérer ces exemples, ils n'occupent certainement pas la majeure partie des problèmes qui se posent quotidiennement. Ce sont des problèmes marginaux, qu'il faudra certes régler, et très probablement par la médiation d'une monnaie, mais un tel emploi de l'argent n'a aucune raison d'occuper une place autre que marginale.</p>
<p>Les travaux élaborés autour de la création de monnaies alternatives, complémentaires peuvent ici être utiles pour répondre à ces cas – marginaux – où la médiation de l'argent reste nécessaire. De par le monde, des systèmes de monnaies font l'objet non seulement d'expérimentations mais aussi de mises en œuvre réelles et efficaces. Des monnaies favorisant la circulation, dont la valeur se déprécie, décourageant de fait la thésaurisation, l'accumulation ou la spéculation<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#wiki-footnote-3" id="rev-wiki-footnote-3">3</a>]</sup>. Des monnaies spécialisées et focalisées sur l'échange de biens ou de services que l'on désire par ce biais promouvoir<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#wiki-footnote-4" id="rev-wiki-footnote-4">4</a>]</sup>. Etc. Il est toutefois nécessaire de prendre quelque distance avec ces monnaies alternatives<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#wiki-footnote-5" id="rev-wiki-footnote-5">5</a>]</sup>, dans la mesure où elles ont été élaborées dans le seul cadre de l'économie et conçues pour être mise en œuvres au sein du capitalisme démocratique, cohabitant notamment avec les monnaies « officielles ». Ainsi en va-t-il du <em>bitcoin</em> cité ci-dessus. Le <em>bitcoin</em> a l'énorme avantage de montrer que la création monétaire peut être réalisée en dehors du système bancaire classique, garanti et soutenu par l'État – la « crise » dans laquelle nous sommes plongés depuis 2007 a démontré hors de toute réfutation possible que ce système bancaire devait son existence même au soutien étatique. Cependant le <em>bitcoin</em> favorise par nature la spéculation. Il est donc nécessaire de faire le tri dans ces expérimentations alternatives, elles sont une aide précieuse, mais jamais une solution « clé en main » aux questions posées.</p>
<blockquote><p>Une chose reste néanmoins certaine : le besoin de posséder pour soi les choses diminue à mesure qu'elles deviennent parfaitement et simplement accessibles. Plutôt que d'imaginer une somme de richesses fixes à se partager selon les règles bien connues de la plus grande convoitise, de reprendre le fantasme bourgeois où tout le 9-3 viendrait squatter les immeubles du XVI<sup>e</sup> arrondissement, mieux vaut penser ce qui se passerait si on donnait aux maçons, aux couvreurs, aux peintres du 9-3 les moyens de bâtir à leur façon, en suivant les désirs des habitants. En quelques années, la discussion entre voisins remplaçant l'hypocrite code de l'urbanisme, le 9-3 serait un chef d'œuvre architectural que l'on viendrait visiter de partout, comme il en est du Palais du facteur Cheval. Il n'y a que les bourgeois pour croire que tout le monde leur envie ce qu'ils ont. Tout l'attrait de ce que peut acheter l'argent de nos jours vient de ce qu'on l'a rendu inaccessible à presque tous, et non du fait d'être en soi désirable.</p></blockquote>
<p>Je compléterais cette constatation en soulignant que ce « besoin de posséder pour soi les choses » est même directement lié à l'ontologie capitaliste. Dans cette logique économique que j'ai à peine effleurée, le capital est une accumulation croissante de valeur. Le capitalisme produit de la valeur dans le but exprès d'accroître cette dernière, indifféremment de l'usage qui peut être fait des marchandises produites. Mais la valeur ne se réalise que dans l'échange marchand. Il importe donc pour le capitalisme démocratique qu'il y ait consommation des marchandises produites. C'est toute l'origine du capitalisme fordiste d'avoir favorisé une consommation de masse des marchandises produites en masses. La valeur d'une marchandise étant par définition créé par du travail humain, les progrès techniques ont sans cesse permis de produire la même marchandise avec un besoin toujours décroissant de travail humain. Il s'en suit une baisse continue de la valeur contenue dans chaque marchandise. Cette baisse de valeur unitaire a pu, dans le capitalisme fordiste, être compensée par un accroissement du nombre de marchandises produites et consommées. L'essor de la publicité, du <em>marketing</em> vont dans ce même sens d'assurer que les marchandises produites – toujours en plus grand nombre – soient bien consommées.</p>
<p>J'ouvre ici une parenthèse car le point précédent aborde le cœur de la crise du capitalisme démocratique. En effet, il arrive cependant un point – que nous avons déjà dépassé – où l'accroissement quantitatif des échanges marchands ne suffit plus à compenser la perte de valeur des marchandises. Les progrès techniques dûs à l'informatisation ont fait baisser drastiquement le besoin en travail humain nécessaire à la production de marchandises, non seulement comme lors de la révolution industrielle en remplaçant petit à petit le travail physique humain par des machines, mais en permettant à des logiciels de se substituer au travail intellectuel. De ce fait, la crise du capitalisme que nous observons actuellement est une crise endogène de la valeur. Le capitalisme démocratique survit encore grâce à des stratagèmes permettant une création artificielle de valeur : création d'argent à partir de l'argent par les mécanismes de crédit ; création de rareté artificielle par le biais de mécanismes juridiques assurant un monopoles sur des ressources cognitives, par nature abondantes et « s'enrichissant » par le partage et non l'exclusivité, etc. Ainsi, <em>Premières mesures révolutionnaires</em> a toutes les raisons d'adopter la posture d'une insurrection déjà advenue, car la fin du capitalisme démocratique est inévitable, sa crise est avant tout endogène : l'accumulation de valeur qui est son objectif constitutif bute inévitablement sur la contradiction née de sa conception de la valeur générée par le travail humain, alors que l'apport de ce dernier doit être continument réduit pour s'assurer un avantage concurrentiel. Refermons la parenthèse, j'aurai l'occasion de revenir là-dessus dans un prochain billet.</p>
<blockquote><p>Nous ne disons pas qu'il serait aberrant, dans l'urgence des premiers mois suivant l'insurrection, de verser encore à chacun une somme prélevée sur les comptes des riches ou des multinationales. Cela permettrait de laisser le temps à la vie de se réorganiser sans que pèsent sur cette réorganisation le manque d'argent d'un côté, et de l'autre le manque provisoire des structures permettant de vivre sans argent. Au reste, on sait qu'en terme de revenus, 10 % des ménages les plus riches reçoivent actuellement autant que 40 % des ménages les plus pauvres, et que l'inégalité des patrimoines est encore plus forte. Un tel ordre de grandeur signifie qu'un transfert d'urgence des revenus les plus riches vers les plus pauvres permettrait à tous de survivre dans la première phase de bouleversement de tout.</p></blockquote>
<p>Nous avons déjà vu que la dématérialisation de l'argent facilitait la mise en œuvre pratique d'une telle redistribution. Il serait toutefois négligeant de ne se concentrer que sur cet aspect distributif. C'est tout le système de production, de consommation et d'échange qu'il faut revoir. C'est la fétichisation de la marchandise qui doit être attaquée par l'élan révolutionnaire. Le paragraphe ci-dessus vient d'ailleurs après une critique violente du « <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/revenu%20de%20base">revenu de base</a> ». Et s'il est proposé ici de finalement mettre en œuvre <em>dans l'urgence des premiers mois suivant l'insurrection</em> un tel revenu de base – ou quelque chose qui reviendrait au même –, il serait dangereux de penser qu'une meilleure redistribution des richesses règlerait son compte au capitalisme démocratique et permettrait au changement de civilisation promis par l'insurrection de devenir irréversible.</p>
<p>Je reviendrai sur cette question du revenu de base, que j'ai déjà <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/10/07/La-fabrique-de-la-loi">promis</a> d'aborder, dans le prochain billet sur <em>Premières mesures révolutionnaires</em>. Constatons pour l'instant que les réflexions de Kamo et Hazan sur l'argent nous ont conduits à appréhender l'organisation économique globale de la société que nous voulons voir advenir. Il est donc temps de parler d<em>'économie</em>. Je citerai <em>in extenso</em> les réflexions d'Éric Hazan et Kamo sur ce qu'ils entendent par <em>économie</em> et combien – prise en ce sens – les premières mesures révolutionnaires devront viser à son éradication, avant de donner mes propres commentaires à ce sujet :</p>
<blockquote><p>Cette façon de voir va à l'encontre de ce qu'on enseigne d'ordinaire sous le nom d'économie. Celle-ci, même si ses oracles sont chroniquement démentis et si ses sectateurs, tels les augures antiques, ne peuvent se croiser sans rire, même si ce qu'elle prône sous les noms de « croissance », « développement », « compétitivité » ou « sortie de crise », ne peut se traduire que par une désolation, une misère et une dévastation accrue, l'économie, donc, est parvenue à s'imposer universellement comme la science des besoins, la science de la réalité, la science <em>réaliste</em> par excellence. Même ceux qui critiquent le capitalisme portent souvent le projet d'une « autre économie » – on trouve même actuellement en librairie un manifeste visant à « changer d'économie ». Ils croient que sous le dévoiement capitaliste se cacherait un système des besoins peu ou prou naturel que l'on pourrait satisfaire en assignant aux moyens de productions actuels une finalité enfin humaine, en les mettant <em>au service de tous</em>. Ils pensent qu'il y aurait quelque part une « économie réelle » à sauver des tentacules de la finance. C'est l'un des mérites du récent scandale dit « de la viande de cheval » que d'avoir révélé aux yeux de tous que la finance ne planait pas au-dessus d'une économie par ailleurs saine et artisanale, mais qu'elle en formait le cœur ordinaire, quotidien.</p></blockquote>
<blockquote><p>Il suffit de relire l<em>'Économique</em> de Xénophon pour comprendre de quoi il retourne dans l'économie. Ce dialogue traite de la meilleure façon pour un maître de gérer son domaine. Comment faire en sorte que les esclaves travaillent au mieux et produisent le plus de richesse sous la férule de l'épouse-intendante ? Comment faire en sorte que l'épouse gère les esclaves avec le plus de diligence et d'efficacité ? Comment faire en sorte que le maître ait le moins de temps à passer dans l<em>'oikos</em> et que son <em>oikos</em>, son domaine lui procure le plus de puissance matérielle, de richesse ? Ou encore : comment organiser l'asservissement économique de la maisonnée afin de contrôler au mieux la servitude de ses gens ?</p></blockquote>
<blockquote><p>On notera au passage que le terme « contrôler » tire son étymologie de la technique comptable médiévale consistant à vérifier chaque compte sur un contre-rouleau. Quand naît l'économie politique au XVII<sup>e</sup> siècle, elle montre d'emblée le souci de faire en sorte que la « libre activité » des sujets assure le maximum de puissance matérielle au souverain. Science de la richesse des souverains puis des nations, l'économie est donc essentiellement science du contrôle des esclaves, science de l'asservissement. C'est pourquoi son outil principal est la mesure, dont la valeur marchande n'est que le moyen. Il faut mesurer <em>pour contrôler</em>, parce que le maître doit pouvoir s'adonner tout entier à la politique. Depuis ses origines, l'économie organise la servitude de telle manière que la production des esclaves soit mesurable. Si le fordisme s'est un temps universalisé, c'est parce qu'il permettait non seulement de produire plus mais aussi de mesurer dans les moindres détails l'activité des ouvriers. L'extension de l'économie est en ce sens identique à l'extension de la sphère du mesurable, qui est elle-même identique à l'extension du capitalisme. Ceux qui dénoncent la diffusion quasi universelle des pratiques d'évaluation jusque dans les recoins les plus insoupçonnés des conduites humaines témoignent de la pénétration du capitalisme dans nos vies, dans nos corps, dans nos âmes.</p></blockquote>
<blockquote><p>L'économie traite effectivement des besoins : de ceux des dominants, c'est-à-dire de leur besoin de contrôle. Il n'existe pas une économie réelle qui serait la victime du capitalisme financier mais seulement un mode d'organisation <em>politique</em> de la servitude. Sa prise sur le monde passe par sa capacité de tout mesurer grâce à la diffusion planétaire de toutes sortes de dispositifs numériques – ordinateurs, capteurs, iPhones, etc. – qui sont immédiatement des dispositifs de contrôle.</p></blockquote>
<blockquote><p>L'abolition du capitalisme, c'est avant tout l'abolition de l'économie, la fin de la mesure, de l'impérialisme de la mesure. Pour l'heure, il faut mesurer pour celui qui n'est pas là, pour le maître, pour le cerveau ou le bureau central, pour que celui qui n'est pas là ait prise sur ce qui est là (cela se nomme le <em>reporting</em>). Ceux qui vivent là, travaillent là, savent bien ce qu'il leur faut mesurer pour leur propre organisation locale : celui qui se chauffe au bois a intérêt à mesurer le nombre de stères qu'il a dans son garage, ceux qui produisent telle machine ont intérêt à mesurer le stock de métal dont ils disposent avant de se lancer dans la production. Quant aux formes de production dont la seule vertu est d'être contrôlable de loin, par le chef ou le siège, elles seront détruites pour laisser la place à une autre rationalité que <em>celle du maître</em>.</p></blockquote>
<p>J'ai tenu à laisser se dérouler dans leur intégralité les réflexions de <em>Premières mesures révolutionnaire</em> à propos de l'économie, car ce passage illustre à merveille l'attachement, constant dans tout le livre, à aller directement au but, sous des apparences de simplicité, livrant ainsi de manière brute la conclusion d'une pensée, qui est pourtant tout sauf simpliste et s'appuie sur de solides bases théoriques. Reprenons les trois principales assertions ainsi lapidairement énoncées.</p>
<p>Que l'économie soit <q>parvenue à s'imposer universellement comme la science des besoins, la science de la réalité, la science <em>réaliste</em> par excellence</q>, cela ne fait aucun doute. La prétention de l'économie à accéder au rang de <em>science</em>, et non seulement de <em>science sociale</em> mais de <em>science dure</em> dont la rigueur scientifique n'aurait rien à envier aux sciences naturelles et physiques, s'appuyant sur des équations, théorèmes et démonstrations mathématiques, prouvant ses résultats selon la méthode expérimentale – dont on peut situer le paroxysme dans l'incursion récente des « sciences neurologiques » au secours des comportements économiques –, cette prétention est constante dans l'économie. Mais elle n'a jamais servi qu'un seul but : <em>imposer universellement</em> l'économie comme la « science » définissant les lois « naturelles » permettant non seulement d'expliquer les comportements humains et l'organisation sociale, mais plus encore de dicter ce que <em>doivent</em> être ces comportements et comment <em>doit</em> s'organiser la société.</p>
<p>L'économie capitaliste est ainsi parvenue à imposer la méfiance au fondement de la société : le lien social y est en effet défini en priorité par les échanges marchands, de manière plus efficace que tout désir de sociabilité. L'économie prime sur le désir de faire société, ainsi que l'expose Dominique <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/M%C3%A9da">Méda</a> : <q>l'intervention humaine n'est pas suffisante pour garantir l'ordre social. Au libre choix par les individus de leurs règles de vie et de leurs fins, l'économie préfère la rigueur des lois. Comme une certaine philosophie politique, par exemple celle d'un <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/08/02/Rousseau%2C-citoyen-du-futur">Rousseau</a>, l'économie ne se donne au départ ni instinct de sociabilité ni inclinaison naturelle pour les autres. Mais, à la différence de la politique, elle considère comme inutile l'idée d'un moment fondateur où les hommes se rassemblent pour décider des règles de leur vie commune : elle ne s'en remet qu'au besoin, c'est-à-dire au désir d'abondance. Elle décentre de ce fait l'objet du désir humain : ce n'est pas directement la société, mais l'abondance. La société ne naît pas de la volonté de faire du bien à autrui, mais de l'intérêt individuel. […] Mais ce désir d'abondance est tellement fort, tellement partagé par toute la société qu'il va déterminer une mécanique sociale bien plus solide – telle est la croyance de l'économie – que l'ordre auquel aurait conduit le désir de société ou la définition collective par les individus des règles de leur vie commune. […] La définition de ce qu'est la richesse sociale, la description de ce dont elle est composée, de ce qui constitue un bienfait et un mal pour une société est un acte éminemment politique : elle nécessite des débats et peut-être des conflits… Nous avons préféré laisser cette responsabilité aux comptables nationaux.</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#wiki-footnote-6" id="rev-wiki-footnote-6">6</a>]</sup></p>
<p>C'est là le second point principal : les règles comptables – c'est-à-dire la mesure – ont été érigées par l'économie en tant que principes directeurs de la vie en société.</p>
<p>J'ai déjà décrit brièvement ci-dessus ce qui était au fondement de la valeur économique marchande : une abstraction permettant de considérer les marchandises comme étant de nature équivalente et ainsi comparables entre elles. Reste que ce qui fonde cette équivalence, ce qui permet d'additionner – contre tous les préceptes enseignés à l'école élémentaire – des patates et des navets, est à nouveau une abstraction. La seule chose que toutes les marchandises ont en commun – et par conséquent la seule origine possible de la création de valeur – c'est qu'elles sont le produit d'un travail humain. Que celui-ci soit physique ou intellectuel, qu'il consiste en telle ou telle action concrète, ne change rien. Au final, si l'on fait abstraction de toutes ces différences concrètes, c'est une dépense d'énergie humaine dont il est question. Ainsi, dans l'économie capitaliste, qu'elle soit décrite par Adam Smith, David Ricardo ou Karl Marx<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#wiki-footnote-7" id="rev-wiki-footnote-7">7</a>]</sup>, c'est le travail humain abstrait qui est est la seule source créatrice de valeur.</p>
<p>Cette double abstraction du travail et de la valeur a l'immense avantage, pour les économistes, de faire entrer l'économie – c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, la « science » de la réalité <em>totale</em> – dans le monde de l'abstraction pure des mathématiques. Dans ce monde mathématique, l'économie peut alors poser les équations modélisant cette réalité totale qui est l'objet de son étude. Elle peut dès lors manipuler à souhait les relations entre les principales catégories qui la définissent – valeur, travail, marchandise, monnaie, capital, profit, etc. – qui acquièrent ainsi le statut de variables, c'est-à-dire d'objets mathématiques pouvant être ajustés selon les valeurs qu'ils prennent. Le rôle de l'économie consiste alors justement à <em>faire tourner</em> ces équations mathématiques en y injectant les valeurs <em>mesurées</em> des variables qu'elles manipulent. C'est ainsi que la mesure est l'outil principal de l'économie, celui par lequel les équations qu'elle a définies trouvent à s'appliquer dans les rapports sociaux réels. Comme Hazan et Kamo le font remarquer, <q>la valeur marchande n'est que le moyen</q> adopté par l'économie pour définir ses règles dans le monde abstrait des mathématiques.</p>
<p>Les modèles et équations posés dans le monde abstrait des mathématiques peuvent ainsi prétendre à l'énoncé de vérités objectives, au même titre que la <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_d%27Avogadro" hreflang="fr">loi des gaz parfaits</a> <em>p⋅V=n⋅R⋅T</em>. Mais cette prétention s'arrête au monde mathématique. La transposer dans la réalité des rapports sociaux en affirmant que les équations économiques expriment des lois naturelles n'est ni plus ni moins qu'une escroquerie intellectuelle. Car ce qui a permis de poser ces équations mathématiques, ce qui a autorisé l'économie à se situer dans le monde abstrait des mathématiques, c'est précisément le mécanisme d'abstraction de la valeur et du travail. Or ces abstractions sont tout sauf naturelles. Elles ne sont le résultat que d'une détermination politique historique, d'une construction sociale : celle du capitalisme. Dans tout autre ordre social, rien ne permet de définir que les produits de l'activité humaine sont des marchandises, vouées à l'échange marchand par lequel ils se présentent sous une forme abstraite – la valeur – créée par une abstraction de l'activité productive humaine – le travail abstrait.</p>
<p>Par conséquent, l'économie ne peut se définir qu'en référence à l'objectif ayant présidé à la construction sociale qui la fonde. L'économie du capitalisme démocratique n'a qu'un fondement : le but que s'est assigné cet ordre social particulier qu'est le capitalisme démocratique. Ce but, je l'ai <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/07/25/Le-poids-de-l-ordre-social-voltairien">évoqué</a> dès le début de ce blog, est on ne peut plus clairement illustré par cette citation de Voltaire : <q>L'esprit d'une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne</q>. Ou pour le dire comme Kamo et Éric Hazan – et il s'agit du troisième et dernier point principal qu'ils énoncent à propos de l'économie – : <q>Science de la richesse des souverains puis des nations, l'économie est donc essentiellement science du contrôle des esclaves, science de l'asservissement</q>.</p>
<p>Au terme de ces réflexions sur l'économie, nous pouvons ainsi faire le constat qu'une insurrection ayant pour but que nous devenions à jamais ingouvernables passe par l'éradication de l'économie. Et le capitalisme démocratique étant fondé par la mise au travail du « grand nombre » créant la <em>valeur</em> économique, cette éradication va de pair avec l'abolition du travail.</p>
<div class="footnotes"><h4>Notes</h4>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1">1</a>] Il se confirme ici l'importance du concept subversif de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/08/28/Et-la-fraternit%C3%A9%C2%A0-Bordel%C2%A0%21">fraternité</a></p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#rev-wiki-footnote-2" id="wiki-footnote-2">2</a>] Cf. André <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Orl%C3%A9an">ORLÉAN</a> et Frédéric LORDON, <em><a href="http://www.parisschoolofeconomics.com/orlean-andre/depot/publi/Spinoza0612.pdf">Genèse de l'Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis</a></em>, in Yves CITTON et Frédéric LORDON (éds.), <em>Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l'économie des affects</em>, Paris, Éditions Amsterdam, coll. "Caute !", 2008, 127-170; André ORLÉAN, <em><a href="https://pascontent.sedrati.xyz/public/empirval.pdf">L'Empire de la valeur</a></em>, éd. du Seuil, 2011.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#rev-wiki-footnote-3" id="wiki-footnote-3">3</a>] Cf. <em><a href="http://1libertaire.free.fr/Monnaie15.html">La monnaie distributive</a></em>, Marie-Louise DUBOIN.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#rev-wiki-footnote-4" id="wiki-footnote-4">4</a>] Cf. <em><a href="http://grit-transversales.org/article.php3?id_article=242">Une mise en perspective des monnaies sociales</a></em>, Jérôme BLANC, Transversales Sciences & culture, dossier « monnaies plurielles », 22 décembre 2007</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#rev-wiki-footnote-5" id="wiki-footnote-5">5</a>] Cf. <em><a href="https://pascontent.sedrati.xyz/public/Monnaies_Regionales.pdf">Monnaies régionales : De nouvelles voies vers une prospérité durable</a></em>, Bernard LIETAER, Paris, éditions Charles Léopold Meyer, 2008.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#rev-wiki-footnote-6" id="wiki-footnote-6">6</a>] <em>Le Travail. Une valeur en voie de disparition</em>, <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Dominique_M%C3%A9da" hreflang="fr">Dominique MÉDA</a>, Paris, Aubier, Coll. Alto, 1995.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#rev-wiki-footnote-7" id="wiki-footnote-7">7</a>] L'économie dite <em>néoclassique</em> aura bien tenté d'expliquer la constitution de la valeur uniquement par les rapports entre offre et demande, cette analyse est arrivée aujourd'hui au terme de ce qu'elle pouvait imposer comme croyance dissimulatrice. La création de valeur fictive dans laquelle l'argent produirait plus d'argent sans passer par la marchandise et donc le travail humain mais par le crédit, est en train de s'effondrer. La surproduction d'une quantité toujours plus importante de marchandises, nécessitant de moins en moins de travail humain grâce à des gains de productivité drastiques, ne trouve plus de demande solvable, entraînant la mise au rebut de la société d'une masse croissante de personnes <em>inutiles</em>, puisque leur force de travail est superflue. Bref, l'illusion que l'on puisse créer de la valeur sans travail humain se dégonfle telle une baudruche dont on aurait voulu faire croire qu'elle était emplie d'une substance solide.</p></div>
https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/21Premières mesures révolutionnaires : disjoindre travail et possibilité d'existerurn:md5:0d8fe73679c8d37d3390ab40d905149f2013-12-29T16:26:00+01:002017-02-06T00:26:10+01:00gibusRessourcescapitalisme démocratiqueHazanKamoLordonMédaSpinozatravailéconomie<p>Nous abordons dans ce quatrième billet autour du livre d'Éric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a>, <em>Premières mesures révolutionnaires</em>, les mesures qui, en mettant en cause les deux piliers du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a> que sont le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/travail">travail</a> et l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/%C3%A9conomie">économie</a>, augurent un changement radical de notre quotidien dans notre manière de faire société. Celle-ci est en effet quasi exclusivement organisée, dans l'ordre social dominant actuel, autour du travail salarié et de la recherche de l'abondance économique. Et le capitalisme démocratique parvient à imposer sa domination sur la quasi intégralité de notre mode de vie précisément grâce au travail et à l'économie.</p>
<p>Cette omnipotence du travail et de l'économie dans l'ordre social dominant actuel est telle qu'il est nécessaire – en complément de la posture adoptée par Kamo et Hazan de ne pas s'étendre sur le constat de sa faillite – de revenir sur les raisons exigeant qu'une insurrection s'attaque de front à ces deux piliers. Ce billet s'attache ainsi à ne discuter temporairement que du seul travail, tant la discussion à son seul propos peut être riche, laissant la critique de l'économie au billet suivant. Contrairement <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/04/Premieres-mesures-revolutionnaires">aux</a> <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter">précédents</a> <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/24/Premieres-mesures-revolutionnaires-creer-l-irreversible">billets</a>, celui-ci ne suit donc pas linéairement le texte de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> qui associe travail et économie, constatant avec justesse que les deux notions sont indissociables. Il est toutefois plus que probable qu'en explorant en détail les mesures requises pour mettre en pièces l'imposant pilier du travail, ses fondations dans l'économie soient ébranlées dans le même mouvement…</p> <p>Nous l'avons vu précédemment, l'évaporation des structures de pouvoir du capitalisme démocratique ne va pas sans s'accompagner de la perte massive des emplois qui en assuraient les rouages :</p>
<blockquote><p>La dissolution des corps constitués, le licenciement de leur personnel va disperser des dizaines de milliers de personnes. À quoi il faut ajouter les millions de « chômeurs », plus celles et ceux dont le métier va péricliter ou disparaître : les publicitaires, les financiers, les juges, les policiers, les militaires, les enseignants des écoles de commerce… bref : beaucoup de monde.</p></blockquote>
<p>Le travail est donc inévitablement une question à laquelle doivent répondre des mesures révolutionnaires, réponses d'autant plus indispensables que le capitalisme démocratique est parvenu avec succès à faire du travail la quintessence de sa métaphysique. Le couronnement de cette entreprise victorieuse est on ne peut plus flagrant dans la victoire linguistique qui la caractérise lorsque la première question qui vient à quiconque fait une nouvelle rencontre est de lui demander de se présenter et de se définir par ce qu'elle <em>fait dans la vie</em>.</p>
<blockquote><p>Cessons de parler, de penser en termes de chômage, d'emplois (perdus, gagnés), de marché du travail. Ces mots abjects amènent à ne plus voir dans les humains que leur employabilité, à les diviser en deux classes, ceux qui ont un boulot et qui sont des vivants à part entière, et les autres qui sont des êtres subjectivement et objectivement diminués. C'est cette centralité de l'emploi – c'est-à-dire dans l'immense majorité des cas, du <em>salariat</em> – qui pousse l'enseignement à préparer la jeunesse à ce concentré d'horreur qu'est « le monde de l'entreprise ».</p></blockquote>
<p>Il faut donc s'entendre sur les mots. Lorsqu'il est question ici de <em>travail</em>, le terme désigne bel et bien <em>l'emploi salarié</em> et ne peut être assimilé à toute activité que dans la mesure où l'ordre social actuel est précisément fondé sur cette assimilation qui fait de toute œuvre un travail. Aussi, selon Éric Hazan et Kamo, c'est la disparition du travail, défini centralement comme tel, que l'insurrection se doit d'abolir purement et simplement, sans aucun regret mais, au contraire, avec joie :</p>
<blockquote><p>Le travail, au sens classique du terme – industriel ou « tertiaire » – ne reviendra pas, c'est une affaire entendue. Il ne serait d'ailleurs pas davantage revenu si l'insurrection n'avait pas eu lieu : personne ne peut croire aux incantations actuelles sur la réindustrialisation, la compétitivité, etc. Mais s'il y a une chose que l'on ne regrettera pas, c'est bien le travail, ce mythe fondateur qui pourrit la vie : tout le monde sera content de s'en débarrasser – comme de la pseudo-science économique, indispensable au bon fonctionnement du capitalisme démocratique mais désormais aussi inutile que l'astrologie.</p></blockquote>
<blockquote><p>Une situation révolutionnaire ne se résume pas à une réorganisation de la société. C'est aussi, c'est surtout l'émergence d'une nouvelle idée de la vie, d'une nouvelle disposition à la joie. Le travail ne disparaîtra pas pour la seule raison que les structures qui l'encadrent se seront effondrées, mais par le désir d'appréhender autrement l'activité collective.</p></blockquote>
<p>Ainsi, les mesures révolutionnaires à prendre concernant le travail doivent s'attaquer à cette aberration que le capitalisme démocratique est parvenu à faire accepter comme évidence indiscutable : faire dépendre la possibilité même d'existence du travail. Disjoindre travail et possibilité d'exister s'avère en effet l'une des plus importantes mesures à même de nous permettre de rester à jamais ingouvernables, car les incidences de celle-ci sont tout à la fois d'ordre extrêmement pratique – comment organiser la vie, une fois libérée du carcan de l'emploi salarié ? – et métaphysique – qu'est-ce qui nous définira si ce n'est plus le travail que l'on exerce ? En d'autres termes, si le travail est aboli, comment se réaliser, tant de manière concrète qu'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A9nom%C3%A9nologie_de_l%27existence" hreflang="fr">existentiale</a> ?</p>
<blockquote><p>Ce qui peut, ce qui doit être fait au lendemain de l'insurrection, c'est disjoindre travail et possibilité d'exister, c'est abolir la nécessité individuelle de « gagner sa vie ». Rien à voir avec les minima sociaux – où l'adjectif « social » s'applique comme ailleurs à tout dispositif destiné à faire avaler l'inacceptable. Il s'agit que chacun voie son existence assurée, non par un emploi rémunéré qui est toujours menace de le perdre et réduction à un sort individuel, mais par l'organisation même de la vie collective.</p></blockquote>
<p>L'opération n'est pas triviale ! Loin de là, l'ampleur de son ambition ne va pas sans soulever doute, résistance et peur de l'inconnu :</p>
<blockquote><p>Il est évidemment difficile, les rapports sociaux étant ce qu'ils sont pour l'heure, de se figurer ce que sera l'abolition du salariat <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/12/29/…" title="…">…</a></p></blockquote>
<p>J'en ai fait l'expérience – et ce, même avec des proches partageant pourtant nombre de critiques envers l'ordre social dominant, si ce n'est de convictions insurrectionnelles – oser parler d<em>'abolir le travail</em> touche à l'inconcevable et se voit opposer instinctivement deux types d'objections se croyant irréfutables. Éric Hazan et Kamo répondent à la première et je pense, modestement, pouvoir répliquer à la seconde, tant la question du travail – justement – me travaille depuis si longtemps que je crois avoir poussé profondément une réflexion à son sujet, alimentée par d'innombrables lectures, conférences, documentaires, expositions artistiques, tant sociologiques, qu'économiques, politiques ou philosophiques.</p>
<p>La première objection à l<em>'abolition du travail</em> est utilitariste : si plus personne n'est obligé de travailler, qui produira ce qui reste indispensable pour subsister ? Le corollaire malheureux de cette réfutation hâtive est qu'elle adopte, consciemment ou non, le point de vue biaisé du capitalisme démocratique, considérant que pour mettre au travail les citoyens, il est nécessaire de faire de celui-ci une obligation.</p>
<p>Or, l'obligation de travailler est tout d'abord source d'emplois complètement inutiles à notre subsistance :</p>
<blockquote><p>Refuser de faire du travail le pivot de la vie, c'est aller à l'encontre du sens commun, et la réponse ne tarde pas : si l'on peut choisir de vivre sans travailler, plus personne ne travaillera – un désastre. Mais pourquoi, pour qui ? Dans le mouvement qui apporte un yaourt dans le frigidaire, il faut au départ des vaches et une laiterie, mais il faut <em>aussi</em> des centaines de gens pour <em>designer</em> le pot, l'emballage, pour trouver les colorants, tester le goût, lancer la pub à la télé ; il faut des techniciens, des types qui impriment les emballages, qui collent les affiches sur les panneaux publicitaires, d'autres qui acheminent les pots de yaourts, qui les placent au bon endroit sur les gondoles, qui arrêtent ceux qui tentent de les voler, il faut des caissières, des fabricants de caisses enregistreuses. Retournons l'évidence : le monde des pots de yaourts ne fait pas vivre des milliers de gens, il les accule à des vies insignifiantes. Des centaines de milliers d'heures seront libérées quand nous aurons de grandes laiteries d'où sortiront des pots sans marque et sans colorants. Une fois défait le monde du capital, les yaourts seront meilleurs et mille fois moins chronophages pour la communauté humaine.</p></blockquote>
<p>Il est pour le moins contradictoire qu'une critique utilitariste de l'abolition du travail fasse l'impasse sur l'inutilité de <em>certains</em> travaux, dont l'abolition ne devrait pourtant choquer personne. Le fait est suffisamment révélateur de l'aveuglement auquel a conduit la centralité du travail, en ce qu'elle appelle et exige une société de plein emploi. Autrement dit, on en vient à créer des emplois dans l'unique but de fournir du travail, qu'importe que celui-ci soit ou non nécessaire.</p>
<p>En outre, la réalité actuelle démontre que l'obligation de travailler n'est nullement l'unique condition nécessaire et suffisante d'une mise au travail :</p>
<blockquote><p>Le sens commun (« qui ne travaille pas ne mange pas ») a tort pour au moins trois raisons<br />
1°) Parmi celles et ceux qui travaillent aujourd'hui, bon nombre se lèvent le matin sans mal, que leur travail intéresse ou que l'amitié et l'esprit d'équipe leur apportent assez de satisfactions. Pourtant, ils/elles sont pour la plupart des salariés, conscients de vendre leur force de travail pour créer une richesse qui part dans d'autres poches que les leurs. Sans compter les diverses misères de la condition salariée, le poids de la hiérarchie, la hantise de la productivité, les harcèlements et la peur de perdre son emploi. Si malgré tout certains salariés tirent d'ores et déjà du plaisir de leur travail, que n'éprouveront-ils pas le jour où ce travail ne leur sera plus imposé par la nécessiter de « gagner leur vie », où il le choisiront librement ? Et quand les ouvriers du bâtiment travailleront pour leur frères et leurs sœurs et non plus pour engraisser les actionnaires des multinationales du BTP, l'ambiance sur les chantiers sera tout autre.<br /></p></blockquote>
<p>Par ailleurs, si l'on expurge sa contradiction intrinsèque de cette première objection en s'accordant sur le fait que les emplois inutiles à notre subsistance doivent être supprimés, ce simple accord offre, d'une part, de nouvelles perspectives quant au caractère obligatoire du travail, ouvrant à tous la possibilité du choix de son activité nécessaire :</p>
<blockquote><p>2°) Avec la fin du capitalisme démocratique, la quantité globale de travail diminuera. Le travail <em>nécessaire</em> continuera à baisser comme il le fait continûment depuis la fin du fordisme et la révolution de l'électronique (phénomène certes lié au basculement de la production vers les enfers industriels asiatiques, mais là aussi des craquements se font clairement entendre). Surtout on verra disparaître l'immense masse du travail <em>qui ne sert à rien</em> sinon à manifester publiquement <em>l'impératif de servitude</em>. Le capitalisme démocratique a créé des millions d'emplois dans le monde pour établir des normes de fonctionnement et de certification et évaluer leur mise en application. Dans le secteur dit public comme dans le privé, des experts inventent chaque jour de nouvelles procédures, fixant de nouveaux objectifs avec de nouveaux indicateurs, ce qui met au travail des foules d'auditeurs, comptables, contrôleurs, mathématiciens et spécialistes du <em>reporting</em>. Le démantèlement de ce bureau mondial indispensable au fonctionnement abstrait et largement fictif du capitalisme démocratique, amènera une forte baisse du nombre de « postes de travail ». Mais ce qui était tenu pour un désastre à l'époque du travail obligatoire – la perte d'emploi régulièrement déplorée par les ministres <em>ad hoc</em> – donnera une grande souplesse dans le choix entre travail et non-travail : pour assurer l'indispensable production de biens réellement nécessaires, il y aura bien assez de <em>travailleurs</em> libérés par l'évaporation de la société bureaucratique de consommation dirigée.<br /></p></blockquote>
<p>D'autre part, rien n'oblige à penser sous l'angle obligatoire le reliquat de travaux nécessaires :</p>
<blockquote><p>3°) Reste qu'il y aura toujours des travaux pénibles, salissants ou simplement fastidieux. En Occident, ils sont actuellement confiés aux groupes humains pour lesquels les masses blanches et chrétiennes ont le moins de considération, les derniers arrivés, les peaux les plus sombres. Répartir ces travaux entre tous, c'est lutter à la fois contre la ségrégation et contre un autre malheur : la division du travail. Théorisée par Platon, analysée par Marx, elle est aujourd'hui plus profonde que jamais. On dit que Louis XIV saluait courtoisement les femmes qui faisait briller les parquets de Versailles. Un dirigeant actuel ne rencontre jamais les agents du nettoyage, qui ne font d'ailleurs pas partie de sa société. Dans son trajet quotidien en forme de L – branche horizontale depuis sa villa du Vésinet jusqu'au parking de sa tour, branche vertical de son trajet en ascenseur jusqu'à son bureau – le seul travailleur manuel qu'il côtoie est son chauffeur. Travail immatériel (pour ne pas dire « intellectuel ») et manuel tournent sur deux planètes différentes.</p></blockquote>
<blockquote><p>Distribuer entre tous les tâches nécessaires mais peu gratifiantes ne peut pas se réussir de façon autoritaire – ce que la révolution culturelle chinoise avait tenté en ce sens ressemblait plutôt à des camps de rééducation pour intellectuels, qui n'ont pas laissé de bons souvenirs. Faire accepter une juste répartition est une affaire d'échelle. Si j'ai choisi de continuer mon métier de dermatologue ou de libraire, et si dans ma rue ou celle d'à côté on a besoin d'un facteur, d'un balayeur ou d'un aide boucher, j'apprendrai l'un ou l'autre de ces nouveaux métiers et j'y consacrerai volontiers deux ou trois après-midis chaque semaine. <em>Volontiers</em>, car dans mon quartier, dans ma commune, chacun acceptera librement l'une de ces tâches essentielles parce que son sens s'imposera à tous. Les voisins deviendront des collègues et certains d'entre eux des amis. L'équipage d'un camion-poubelle peut être un petit groupe joyeux et soudé s'il est constitué de volontaires qui feront peut-être autre chose le mois suivant. L'attachement aux camarades de travail, on le voit tous les jours dans les tristes entreprises du capitalisme, a le pouvoir de renvoyer au second plan la nature pénible de la tâche.</p></blockquote>
<p>Avant d'aborder le second type d'objection à l<em>'abolition du travail</em>, on pourrait compléter la réponse de Kamo et Hazan par une analyse spinoziste des conditions qui nous font accepter servilement, mais avec une adhésion indéniable, l'obligation de travailler. Pour résumer aussi brièvement que possible<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/12/29/Premieres-mesures-revolutionnaires-disjoindre-travail-et-possibilite-d-exister#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup> l'apport que la philosophie de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Spinoza">Spinoza</a> peut utilement fournir à l'abolition de l'obligation de travailler, il nous faut partir des concepts de <em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Conatus" hreflang="fr">conatus</a></em> et d<em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Affect" hreflang="fr">affects</a></em>. Le <em>conatus</em> est l'effort que déploie chaque chose, selon sa puissance d'être, pour persévérer en son être. Et cet élan de puissance de la persévérance dans l'être, qui est à l'origine de notre puissance d'agir et par là même nous définit, se dirige vers tel ou tel but car ses orientations sont déterminées par des <em>affects</em>. Les <em>affects</em> sont ces variations de la puissance d'agir – accrue ou réduite, secondée ou réprimée – dûes à toutes les affections dont nous sommes les objets ; soit, pour reprendre la simplification éclairante de Frédéric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Lordon">Lordon</a> : tout ce que ça nous fait, tout ce qui nous arrive.</p>
<p>Or notre <em>conatus</em> réagit principalement à deux types d<em>'affects</em> : des affects joyeux que nous recherchons pour l'amplification de notre puissance d'être qu'ils nous apportent, et des affects tristes que nous repoussons car ils occasionnent une diminution de notre puissance d'être. Sous cet angle conceptuel d'analyse, l'obligation de travailler agit comme affect triste. Autrement dit, c'est la peur de perdre tous les avantages liés au travail qui nous en fait accepter les infamies. Je rejoindrai ici la posture de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> en évitant de ressasser ce qu'il y a d'infamant dans le travail et qui n'est que trop apparent pour que quiconque, ayant un <em>travail</em>, en fasse quotidiennement l'expérience, y compris ceux qui se disent « vouloir travailler et heureux de le faire ». Il suffit ici de constater que la mise au travail, au lieu d'être occasionnée par les affects tristes de l'obligation, de la peur du manque ou de « sa place dans la société », peut très bien – et même bien mieux – découler d'affects joyeux.</p>
<p>On conçoit ici que l'objection utilitariste — si personne n'est obligé de travailler, comment produire ce qu'exige notre subsistance ? —, pour autant qu'elle s'oppose aux conséquences pratiques de l'abolition du travail — comment organiser notre subsistance une fois le travail aboli ? —, n'en bute pas moins sur une réfutation métaphysique sans appel : il est d'autant plus possible, plus efficace et plus souhaitable de produire ce qu'exige notre subsistance que le faire est causé par et nous apporte de la joie.</p>
<p>Et cela nous conduit tout droit vers le second type d'objection rencontrée par l'idée de l'abolition du travail, s'exprimant crûment par cette naïve protestation : « Mais moi, je <em>veux</em> travailler ! ». Écartons tout de suite la réponse immédiate, récusant l'objet de cette volonté en répondant tout aussi crûment : « Mais non, tout ce que tu veux c'est avoir de quoi vivre à la fin du mois, si tu l'avais sans travailler, tu serais bien content ! ». Car il y avait plus dans cette objection que la volonté d'assurer sa subsistance matérielle. Il y avait la victoire métaphysique du capitalisme démocratique, parvenu à faire croire que le travail est le moyen principal, sinon unique, pour chacun, de parvenir à <em>trouver et se faire sa place dans l'ordre social</em>. Il y avait cette certitude obstinée, cette croyance têtue – que le capitalisme démocratique a si bien su ancrer – que l'on <em>exprime sa personnalité</em> principalement, voire uniquement, par son travail, que c'est majoritairement, voire seulement, par le travail que l'on <em>se réalise</em>, que l'on <em>gagne son autonomie</em> et, au final, qu'on <em>se définit</em>. Bref, il y avait la crainte ontologique que, sans travail, on ne sache plus quoi répondre à la question « qu'est-ce que tu fais dans la vie ?».</p>
<p>Il ne saurait être question de balayer une telle charge métaphysique d'un revers de main. Si <em>Premières mesures révolutionnaires</em> adopte une posture post-insurrectionnelle évitant d'y répondre, des travaux antérieurs — tels que la revue <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Tiqqun" hreflang="fr">Tiqqun</a> – s'y étaient attelés en profondeur et de front. Mais on trouvera certainement dans les travaux méticuleux<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/12/29/Premieres-mesures-revolutionnaires-disjoindre-travail-et-possibilite-d-exister#wiki-footnote-2" id="rev-wiki-footnote-2">2</a>]</sup> que mène depuis des années la philosophe <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Dominique_M%C3%A9da" hreflang="fr">Dominique Méda</a> la réfutation la plus limpide de cette croyance humaniste en la « valeur travail ».</p>
<p>Elle a su en effet montrer comment cette pensée a pu se construire historiquement depuis environ le milieu du XIX<sup>e</sup> siècle, où le travail s'est vu <q>soudainement chargé d'une nouvelle moisson d'attentes : la production devient le centre de la vie économique et social et le travail, le médium privilégié par lequel la société s'exprime. La production n'est plus seulement le moyen de satisfaire les besoins matériels, mais aussi celui de mettre en valeur et d'amener au jour toutes les potentialités. Aujourd'hui, la société continue de se vivre comme productrice d'elle-même et l'ensemble de nos dispositifs sociaux s'organise autour de cette opération de maïeutique perpétuelle de la société sur elle-même. C'est à partir de ce foyer que tout prend sens : est valorisé chez l'individu la manière dont ses capacités naturelles sont ou non adaptées à la mise en valeur du monde. L'homme est pensé en termes de capacité à apporter de la valeur.</q> Où l'on pressent déjà que l'illusion d'un travail humanisant doit beaucoup de son paralogisme au rapport incestueux qu'entretiennent travail et économie.</p>
<p>On suivra ainsi sans peine Dominique <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/M%C3%A9da">Méda</a> dans son étonnement pointant l'élévation d'une telle conception erronée du travail au rang d<em>'œuvre</em> : <q>Le plus étonnant, enfin, dans toutes ces analyses – et celle de Marx relève de la même critique – ce n'est pas tant que “toute œuvre devienne travail”, mais surtout que tout travail puisse être considéré comme une œuvre. Car ce sont bien les catégories de l'œuvre qui sont employées pour décrire le travail aujourd'hui ; il permettrait à chacun d'exprimer sa singularité à travers des objets, des services, des relations et, en même temps, serait profondément socialisant. C'est bien là ce qui est étonnant : non pas que l'on ait pu ramener toute l'activité humaine au seul travail, mais que tout travail soit conçu, depuis Hegel, comme une œuvre. Comme si toute production consistait à mettre sur la place publique une image de soi que cette production soit un objet, un service, un écrit. Par où l'on peut juger de la prégnance de l'héritage humaniste qui, au terme d'une considérable réduction, fait de la production l'acte le plus humain qui soit.</q></p>
<p>Car il ne faut pas confondre <q>les fonctions et le support qui leur permet de s'exercer. Certes, nous pouvons tenter de donner un sens aux activités que nous exerçons toute la journée pour satisfaire les besoins de la société, et il serait étonnant que nous n'y mettions pas un peu du nôtre. Mais ce n'est pas parce que l'organisation du travail aujourd'hui laisse quelque peu la place à la personnalité et qu'elle permet un minimum d'expression de soi, qu'elle le permet par nature. Elle ne le fait que par accident. La vraie autonomie et la vrai expression de soi sont quelque chose de différent. Elles consistent à se donner sa loi à soi-même, à se fixer des objectifs et les moyens de l'atteindre.</q> Ainsi, le mirage d'un travail <em>humanisant</em>, permettant de <em>se réaliser</em>, d<em>'exprimer sa singularité</em>, où <em>s'épanouirait son autonomie</em> est non seulement un leurre mais en réduisant ainsi au seul travail – activité hautement <em>hétéronome</em> – la réalisation de l'humanité, elle mutile son propre objectif : serions-nous tombés bien bas en tant qu'hommes si nous nous considérions comme tels uniquement par notre mise au travail ? Vivre est tellement plus riche que le simple fait de travailler, qu'on peut sans peine qualifier de <em>déshumanisante</em> une entreprise métaphysique opérant une telle réduction.</p>
<p>C'est que le travail est avant tout économique, et pour cette raison il ne peut produire de l'autonomie quand il n'est qu'hétéronomie : <q>La production n'est en effet destinée ni à donner aux autres une image de moi-même, ni à procurer à l'association des producteurs le plaisir d'une production de qualité réussissant à allier expression de soi et utilité sociale, mais seulement d'un point de vue individuel, à obtenir un salaire ou, d'un autre point de vue, à augmenter le volume de biens et services produits ou le profit. Il faut ajouter à ce tableau une question tout aussi essentielle, qui concerne les conditions dans lesquelles s'opère concrètement la production : une large partie de celle-ci n'est pas décidé par les “producteurs” eux-mêmes mais ou bien par les propriétaires du capital ou bien par les responsables des administrations. À cette source patente d'hétéronomie (je produis un bien ou service à la décision de production duquel je n'ai pas participé et dont la finalité peut n'être que le profit et non l'utilité sociale) s'ajoute celle issue de la nature de la relation salariale : si le travail salarié se définit par le fait de travailler sous la subordination d'un autre (donc sous sa direction et son contrôle), alors la définition même du travail salarié ne se caractérise-t-elle pas par l'hétéronomie, et ne rend-elle pas infiniment complexe la possible expression de soi ?</q> Le travail n'autonomise pas, il atomise – ce que la division du travail poussée actuellement à l'extrême ne montre que trop.</p>
<p>Ainsi, pour conclure avec Dominique Méda et achever de réfuter l'objection métaphysique à l'abolition du travail, il faut reconnaître que <q>ces pensées ne se donnent pas les moyens de leur ambition : si nous voulons en effet que le travail soit notre œuvre et devienne notre grand médium social, nous devons rompre avec sa dimension essentielle, c'est-à-dire économique. Nous devons renoncer à la recherche infinie de l'abondance et de l'efficacité et du même coup à la subordination. Mais ces pensées, en voulant concilier l'abondance et le sens du travail, n'osent pas mener leur raisonnement à son terme.</q></p>
<p>À ce stade, il devient impossible de ne pas considérer comme indispensables à la mise en échec du capitalisme démocratique, les mesures visant à disjoindre travail et possibilité d'exister. Pour demeurer ingouvernable, c'est bien là l'un des principaux piliers à abattre. L'autre – l'économie – est en fait coulé dans le même socle et l'on a déjà aperçu combien leurs fondations s'entremêlaient. Et ce sont les mesures visant l'économie qui seront discutées dans le prochain billet…</p>
<div class="footnotes"><h4>Notes</h4>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/12/29/Premieres-mesures-revolutionnaires-disjoindre-travail-et-possibilite-d-exister#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1">1</a>] Pour un approfondissement, on pourra se délecter des écrits de Frédéric Lordon, particulièrement <em><a href="http://lectures.revues.org/1191">Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza</a></em>, 2010, aux mêmes éditions La Fabrique, ou , accessible en ligne, <a href="http://www.fredericlordon.fr/textes/recherche/sciences_sociales/pdf/Legitimite_Institutions.pdf"><em>La légitimité n'existe pas. Éléments pour une théorie spinoziste des institutions</em></a>, Cahiers d'Économie Politique, n° 53, 2007.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/12/29/Premieres-mesures-revolutionnaires-disjoindre-travail-et-possibilite-d-exister#rev-wiki-footnote-2" id="wiki-footnote-2">2</a>] On lira en particulier <em>Le Travail. Une valeur en voie de disparition</em>, Paris, Aubier, Coll. Alto, 1995, ou <a href="http://nrt.revues.org/633">en ligne</a> <em>Quels changements à la mesure des attentes posées sur le travail ?</em>, La nouvelle revue du travail, 2 | 2013.</p></div>
https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/12/29/Premieres-mesures-revolutionnaires-disjoindre-travail-et-possibilite-d-exister#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/18Premières mesures révolutionnaires : créer l'irréversibleurn:md5:997a087b781363531e944260e4afdce52013-11-24T16:38:00+01:002013-11-24T16:38:00+01:00gibusRessourcescapitalisme démocratiqueHazanKamorenversement<p>Les précédents billets <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/04/Premieres-mesures-revolutionnaires">présentaient</a> l'objectif de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> – devenir à jamais ingouvernables – et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter">désignaient</a> le <em><a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a></em> comme adversaire, nous abordons maintenant la seconde partie du petit livre d'Éric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a> dont les quelques 65 pages en constituent le cœur : quelles mesures prendre immédiatement après une insurrection victorieuse pour que le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/renversement">renversement</a> du capitalisme démocratique soit irréversible ?</p>
<p>D'abord, il s'agit identifier les erreurs commises lors de précédents soulèvements ayant signé l'échec de ces derniers à renverser l'ordre établi de manière définitive. La première mesure à prendre est en effet de ne pas répéter ces mêmes erreurs. Cette formulation de la séquence d'actions, reproduite avec constance, ayant conduit les révolutions passées à un renversement contre-révolutionnaire est l'un des apports majeur – auquel se consacre le présent billet – de ce livre.</p> <p>L'objet de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> n'est pas de décrire comment peut se dérouler une insurrection victorieuse, mais plutôt de partir de son avènement inéluctable. Pour Kamo et Éric Hazan, il ne fait pas de doute qu'une telle victoire se traduira par une débandade, une fuite, une évaporation du pouvoir en place. Quant à la façon de parvenir à la victoire, le lecteur est renvoyé à des <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Insurrection_qui_vient" hreflang="fr">écrits précédents</a><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/24/Premieres-mesures-revolutionnaires-creer-l-irreversible#pnote-17-1" id="rev-pnote-17-1">1</a>]</sup></p>
<blockquote><p>Dans un pays comme la France, les conditions sont aujourd'hui réunies pour une <em>évaporation du pouvoir</em> sous l'effet d'un soulèvement et d'un blocage général du système, comme décrit dans <em>L'insurrection qui vient</em> (La Fabrique, 2007).</p></blockquote>
<p>Il ne s'agit pas bien entendu de croire naïvement que le pouvoir en place s'évanouira de lui-même. Mais, les conditions et les moyens aptes à provoquer un tel évanouissement ayant déjà été développés, la posture post-révolutionnaire adoptée par <em>Premières mesures révolutionnaires</em> impose de prendre en compte ce point de départ : l'ouverture rendue possible par la désertion du pouvoir établi. Les exemples ne manquent pas montrant, d'une part, qu'il est tout à fait probable que le pouvoir renversé le soit en s'éclipsant et que, d'autre part, si l'on souhaite que cette désertion soit définitive, il importe d'emplir de lumière la nuit qu'elle aura laissée :</p>
<blockquote><p>Le phénomène s'est déjà produit deux fois dans l'histoire de ce pays. La première à l'été 1789 : quand s'est répandue la nouvelle de la prise de la Bastille, la structure de gouvernement héritée de Richelieu et de Colbert s'est spontanément défaite. Les intendants – représentants du pouvoir central, équivalents des préfets de régions actuels – sont tout simplement parti. Ils ont vidé les lieux en laissant les clefs sur la porte, et avec eux se sont dissous les corps constitués, les parlements, les municipalités dont les membres tiraient leur pouvoir de l'hérédité, de la vénalité des charges ou d'une désignation directe par le pouvoir central. Il restait bien un exécutif, un roi, des ministres, mais ils ne dirigeaient plus rien. La courroie était cassée, et définitivement.</p></blockquote>
<blockquote><p>La seconde évaporation du pouvoir s'est produite en mai 1968 quand, face à la révolte étudiante et à la plus grande grève qu'ait connue le pays, le pouvoir gaulliste s'est volatilisé. Certes cette vacance n'a duré que quelques jours : tout avait été si soudain, si inattendu, que rien n'était prêt dans les esprits pour tirer parti d'une situation aussi exceptionnelle. C'est le vide théorique et programmatique, non comblé par les élucubrations maoïstes ou trotskistes, qui permit au parti communiste et à la CGT de reprendre les choses en mains et au gaullisme de resurgir triomphalement au mois de juin – le vide, bien davantage que les CRS, le préfet Grimaud ou la menace du général Massu.</p></blockquote>
<blockquote><p>Récemment, Ben Ali et Moubarak ont eux aussi pris la route du néant malgré leur police et leurs forces spéciales – et ce, dans des pays considérés comme <em>dépolitisés</em> par des dizaines d'années de dictature. Mais rien n'était pensé pour faire suite à ces magnifiques soulèvements populaires. L'opportunité d'en finir avec l'ordre ancien n'a pas été saisie faute de préparation, si bien qu'en Tunisie comme en Égypte le processus constituant s'est enclenché : un gouvernement provisoire autoproclamé s'est installé, il a mis au pas le mouvement révolutionnaire, il a organisé des élections qui ont ramené – ou vont ramener – une sélection plus ou moins aggravée des notables de l'ancien régime. Le tout avec la bénédiction de l'Occident, rassuré de voir s'évanouir le spectre d'une véritable révolution arabe.</p></blockquote>
<blockquote><p>Ce n'est pas nouveau. La séquence <em>révolution populaire – gouvernement provisoire – élections – réaction</em> se retrouve à plusieurs reprises dans l'histoire.</p></blockquote>
<p>Voilà donc avec constance – il est fait référence à l'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Gouvernement_provisoire_de_1848" hreflang="fr">abdication de Louis Philippe</a> en février 1848, à la <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Sedan" hreflang="fr">débâcle du Second Empire</a> en septembre 1870, à la <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_allemande_de_1918-1919" hreflang="fr">révolution allemande</a> de 1918-1919, à la <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Gouvernement_provisoire_de_la_R%C3%A9publique_fran%C3%A7aise" hreflang="fr">Libération</a> en France conduisant à la IV<sup>e</sup> République, ou encore à la <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_italienne" hreflang="fr">guerre civile italienne </a> de 1944-1945 – le processus qui relie révolutions et contre-révolutions : constitution d'un gouvernement provisoire autoproclamé et tenue rapide d'élections. Ces deux étapes étant d'ailleurs intimement liées :</p>
<blockquote><p>En faisant élire au plus vite une assemblée – généralement qualifiée de « constituante » – un gouvernement provisoire gagne sur deux tableaux. D'une part il assied une légitimité fragile que ne lui assure pas son caractère <em>autoproclamé</em> : il montre que ses intentions sont pures, qu'il n'entend pas garder le pouvoir. Et d'autre part, il évite que les « extrémistes » ne mettent le temps à profit pour répandre leurs idées. La population nourrie depuis toujours par la propagande du régime qui vient d'être abattu, votera <em>bien</em> et l'Assemblée aura la même couleur que la Chambre d'avant la révolution ou sera plus réactionnaire encore.</p></blockquote>
<p>Ainsi la première mesure révolutionnaire est de refuser toute légitimité à un gouvernement provisoire autoproclamé, celui-ci ne ferait que reproduire les structures du capitalisme démocratique et viendrait à l'encontre de notre objectif : devenir ingouvernables et le rester. L'insurrection ne doit justement pas n'être qu'une éclipse, dans laquelle la lumière de l'ordre établi serait promise à briller à nouveau après une transition obscure. Le renversement de l'ordre établi doit immédiatement ouvrir sur l'instauration d'un ordre social nouveau. Il ne peut être question d'une période transitoire, car celle-ci, en se reposant sur les fondations de ce qui vient d'être mis en ruine, conduirait inévitablement à sa reconstruction :</p>
<blockquote><p>Le plus difficile, le plus contraire au « bon sens », c'est de se défaire de l'idée qu'entre avant et après, entre l'ancien régime et l'émancipation en actes, <em>une période de transition</em> est indispensable. Ainsi, parce qu'il faut bien que le pays fonctionne, on conservera les structures administratives et policières, on continuera à faire fonctionner la machine sociale sur les pivots du travail et de l'économie, on fera confiance aux règles démocratiques et au système électoral, si bien que la révolution sera enterrée, avec ou sans les honneurs militaires.</p></blockquote>
<p>Il n'est donc pas question de définir programmatiquement, étape par étape, les mesures successives que pourrait prendre cet ordre social nouveau. Comme nous l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter">avons déjà vu</a>, l'insurrection est appelée à se diffuser partout. Les mesures révolutionnaires doivent par conséquent éclairer la nuit globale qui englobera la chute du capitalisme démocratique.</p>
<blockquote><p>Ce dont il s'agit ici n'est pas de rédiger un programme mais de trouver des pistes, de suggérer des exemples, de proposer des idées pour <em>créer immédiatement l'irréversible</em>. Parmi ces pistes, beaucoup sont dessinées dans le paysage que nous connaissons le mieux, la France. Mais une telle démarche n'a rien à voir avec ce que fut en d'autres temps le « <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Socialisme_dans_un_seul_pays" hreflang="fr">socialisme dans un seul pays</a> ». La décrépitude du capitalisme démocratique est telle que son effondrement sera international, où que se situe le premier ébranlement.</p></blockquote>
<p>Il ne faudrait pas cependant que cette nuit ne soit qu'une source de frayeur. L'insurrection doit au contraire être un appel à produire librement lumière et chaleur, à même de rassurer. Sa texture n'est pas uniquement constituée d'opacité, au contraire :</p>
<blockquote><p>Mais partout il faut tenir compte d'un sentiment assez commun, la peur du chaos. Elle est sans cesse renforcée et exploitée par les idéologues de la domination mais on ne peut pas en déduire qu'elle puisse être traitée par le mépris. Personne n'envisage favorablement d'être plongé dans le noir sans rien à manger. Pour que l'immense force de rupture qui monte trouve le levier et s'en saisisse, la première condition est de dissiper cette peur qui existe en chacun de nous, de restaurer un rapport au monde débarrassé des angoisses de manque, de pénurie, d'agression qui font silencieusement la trame de l'existence <em>normale</em>. Mais surtout il faut parvenir à distinguer ces deux peurs que la domination amalgame avec soin : la peur du chaos et la peur de l'inconnu. Et cette dernière, c'est le moment révolutionnaire, ce qu'il ouvre, la joie qui ne manquera jamais de l'accompagner, qui la transforme en appétit de l'inconnu, en soif d'inédit. Du reste, on sous-estime toujours la capacité du peuple à se dépatouiller dans les situations exceptionnelles.</p></blockquote>
<p>Pour apporter une lumière, l'insurrection doit constamment se rappeler et prendre les mesures favorisant son but ultime – empêcher que nous redevenions gouvernables et gouvernés :</p>
<blockquote><p>À soi seul, l'écroulement de l'appareil de domination ne suffit jamais à construire du nouveau. Dès le lendemain de l'insurrection victorieuse, il faudra mettre en place ce qui interdira au passé de faire retour, et au reflux de prendre la forme d'un « retour à la normale ».</p></blockquote>
<p>Il s'agit donc que le pouvoir qui vient d'être chassé reste en exil et pour ce faire, il est possible de s'appuyer sur l'environnement dans lequel ce pouvoir fonctionnait et hors duquel il ne saurait assurer sa reproduction, car le pouvoir ne saurait justement plus comment s'exercer sorti de son cadre d'exercice habituel :</p>
<blockquote><p>L'appareil d'État s'est dissous, ses débris tournoient dans le vide. Ceux qui se réunissaient chaque semaine pour régler les affaires courantes et qu'on qualifiait contre toute évidence de « gouvernement » sont hébétés, éparpillés dans la nature, certains en fuite. Mais le premier moment passé, ils vont chercher à se retrouver, à se concentrer, à préparer la revanche. Pour qu'ils restent inoffensifs, il faut les maintenir dispersés. Ces gens-là fonctionnent par réunions, dans des bureaux, avec des dossiers. Nous les leurs ôterons : nous fermerons, nous ferons murer et garder tous les lieux où tournaient hier encore les rouages de l'État, du palais de l'Élysée à la plus reculée des sous-préfectures – ou nous y installerons des crèches, des hammams, des cantines populaires comme dans les hôtels de luxe à Barcelone en 1936. Nous couperons leurs lignes de communication, leurs intranets, leurs listes de discussion, leurs lignes téléphoniques sécurisées. Si les ministres déchus et les chefs de la police haïs veulent se réunir dans des arrière-salles de cafés, libre à eux. Privés de leurs bureaux, ces bureaucrates seront incapables d'agir.</p></blockquote>
<p>Cela ne veut pas dire qu'il faille occuper les lieux de pouvoir. Ceux-ci resteraient <em>lieux de pouvoir</em> – c'est-à-dire des lieux dans lesquels le pouvoir s'exerce et sait s'exercer – et cela reviendrait à remettre en place une forme ou une autre de gouvernement. Ce qu'il faut plutôt c'est que ces lieux soient réinvestis pour devenir des lieux dépourvus de tout pouvoir :</p>
<blockquote><p>Prendre les places laissées libres, s’asseoir dans les fauteuils vides et ouvrir les dossiers abandonnés serait la pire erreur. Nous n'y penserons même pas. Dans les villages, dans les quartiers, dans les usines, des lieux existent pour se réunir : cinémas, écoles, gymnases, cirques en évitant les amphis, qui rappellent tant d'AG interminables et mortifères.</p></blockquote>
<p>Ainsi, pour devenir à jamais ingouvernables, les premières mesures qui s'imposent sont de refuser la séquence habituelle de constitution d'un gouvernement provisoire, suivi d'élections, de bannir le pouvoir des lieux où il s'exerce et de bloquer les moyens par lesquels il s'exerce.</p>
<p>Ces mesures en appellent bien entendu d'autres, qui ne sont pas moins urgentes. Car il s'agit, dans ce contexte post-insurrectionnel, rien de moins que de réfléchir à comment nous allons exister. Enfin débarrassés de la domination qu'exerce le capitalisme démocratique sur l'intégralité de nos vies et de nos rapports, quelles nouvelles existences voulons-nous et pouvons-nous vivre ? L'argent et le travail sont les principaux piliers qui aujourd'hui régissent nos vies, comment les transformer, voire comment s'en passer ? Comment prendrons-nous des décisions ? Comment gérerons nous l'« environnement » à la décrépitude avérée que nous laisse le système que nous nous réjouissons de voir s'éteindre ? Que ferons-nous de ceux que nous aurons chassés et qui ne manqueront pas de vouloir revenir ? Quelle culture voulons-nous nous donner ?</p>
<p>Ce sont autant de questions qu'il faudra se poser, autant de thèmes à aborder, afin de prendre les mesures révolutionnaires nous permettant de rester à jamais ingouvernables. Éric Hazan et Kamo les explorent dans toute la suite de la deuxième partie de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> et proposent des pistes, dont nous discuterons dans les prochains billets.</p>
<div class="footnotes"><h4 class="footnotes-title">Note</h4>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/24/Premieres-mesures-revolutionnaires-creer-l-irreversible#rev-pnote-17-1" id="pnote-17-1">1</a>] <q>Tout bloquer, voilà désormais le premier réflexe de tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. Dans une économie délocalisée, où les entreprises fonctionnent à flux tendu, où la valeur dérive de la connexion au réseau, où les autoroutes sont des maillons de la chaîne de production dématérialisée qui va de sous-traitant en sous-traitant et de là à l’usine de montage, bloquer la production, c’est aussi bien bloquer la circulation.</q></p></div>
https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/24/Premieres-mesures-revolutionnaires-creer-l-irreversible#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/17Premières mesures révolutionnaires : on a raison de se révolterurn:md5:3d1ef53c176f7a308e8a1218fe88a5ff2013-11-12T08:42:00+01:002018-08-10T21:52:53+02:00gibusRessourcesBourdieubrevets logicielscapitalisme démocratiquedémocratieHazanKamorapports de domination<p>Après <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/04/Premieres-mesures-revolutionnaires">avoir présenté</a> <em>Premières mesures révolutionnaires</em> d'Éric Hazan et Kamo et laissé entrevoir l'importance que revêt ce livre en s'attachant à ce qu'il convient de faire, juste après le renversement insurrectionnel, afin de rester à jamais ingouvernables, ce billet aborde la première partie de l'ouvrage, intitulée « On a raison de se révolter ».</p>
<p>Il y a avant tout dans ce titre la confirmation réconfortante que l'insurrection est bien la voie inévitable à suivre pour parvenir à nos fins. On pourrait s'attendre à y trouver un constat de l'ordre social actuel mettant en évidence les raisons poussant à son renversement. Il n'en n'est rien, comme on en avait été averti dès l'introduction : il n'est pas utile de ressasser une critique supplémentaire des rapports de domination qui éveillerait les consciences afin de pousser à s'en insurger.</p>
<p>Kamo et Hazan développent plutôt dans cette rapide partie de quatorze pages ce qu'il est nécessaire de poser avant de s'attaquer aux mesures à prendre pour faire perdurer un nouvel ordre social : quelle doit être la cible précise de l'insurrection ? Que doit-elle abolir ? Bref – pour emprunter au vocabulaire guerrier – quel est l'ennemi à abattre ?</p>
<p>Et la réponse peut surprendre…</p> <p>Lorsqu'il s'agit de désigner un adversaire, on pourrait s'attendre de révolutionnaires qu'ils proposent de s'attaquer au néolibéralisme, au capital, aux flics, à la propriété, aux bourgeois, etc. Voire, s'il s'agit de révolutionnaires un peu moins radicaux<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup>, qu'ils répondent ceci :</p>
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<p>Mais <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a> et Éric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> débutent cette première partie sur la justification de la révolte, en mettant en lumière que l'adversaire de celle-ci se situe plutôt dans la forme de gouvernement que nous subissons, c'est-à-dire la <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/d%C3%A9mocratie">démocratie</a>. Quoi ?! La démocratie comme ennemi ?! Mais c'est impensable ! Moi-même, dans les luttes pour les libertés informationnelles auxquelles j'ai participé, je n'ai cessé de dénoncer les atteintes faites à la démocratie. L'un des tous premiers billets repris dans ce blog et écrit en 2005 lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, va jusqu'à s'intituler <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2005/05/23/Au-NON-de-la-Democratie">Au NON de la démocratie</a> pour souligner qu'il fallait refuser ce traité au nom de la défense de la démocratie. Et cette même démocratie serait maintenant l'ennemi à abattre ?!</p>
<p>Face à cet impensable – tout au moins en apparence et en interrogations s'indignant d'exclamations –, les auteurs de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> offrent une explication linguistique convaincante :</p>
<blockquote><p>Autour du mot démocratie, il s'est insinué avec le temps une zone de déférence obligée. La démocratie est un système de gouvernement né au cœur de l'Occident civilisé, lequel aide le reste du monde à y accéder par des moyens variés. Affirmer leur soucis de démocratie est une obligation commune à tous les dirigeants, des socio-démocrates les plus ramollis jusqu'aux pires despotes. La démocratie est indiscutable car elle est le régime de la liberté et, par un glissement insidieux, celui du libéralisme, du libre échange, de la libre concurrence, et du néolibéralisme. Depuis la fin des « démocraties populaires » de funeste mémoire, la démocratie est inséparable du capitalisme sous ses divers noms d'emprunt et dans ce qui suit nous parlerons donc de <em>capitalisme démocratique</em>.</p></blockquote>
<p>En effet ce que l'on nomme <em>démocratie</em> n'a rien avoir avec l'origine étymologique du mot<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter#wiki-footnote-2" id="rev-wiki-footnote-2">2</a>]</sup>. L'appellation <em>démocratie</em> est invariablement associée au capitalisme et aux <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/rapports%20de%20domination">rapports de domination</a> qu'il engendre, au point de désigner la forme de gouvernement la plus à même de perpétuer leur reproduction. J'ai déjà <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/07/25/Le-poids-de-l-ordre-social-voltairien">évoqué</a> ceci, mais à propos du mot <em>République</em>, qui au XIX<sup>e</sup> siècle désignait, notamment dans la bouche d'Adolphe Thiers, le système de gouvernement le plus apte à maintenir le petit nombre des possédants dans sa position de gouverner le peuple. De nos jours, <em>démocratie</em> remplit cette fonction.</p>
<p>Pour s'en persuader, il suffit d'éprouver les principaux arguments justifiant que le peuple se soumette au régime démocratique :</p>
<blockquote><p>Il [le capitalisme démocratique] s'est imposé comme la forme ultime et définitive de la vie en société et ce non seulement comme idéologie de la classe dominante, mais jusque dans l'imaginaire populaire. Or sa légitimité repose sur un trépied dont les montants sont tous trois vermoulus ou largement fissurés. Le premier est l'élévation constante du niveau de vie devant aboutir à la formation d'une classe moyenne universelle. Il s'est forgé avec le fordisme (augmentation des salaires avec la productivité pour que les travailleurs puissent acheter davantage et faire tourner l'industrie) et les formes diverses prises par la social-démocratie depuis le New Deal, le Front populaire et le travaillisme anglais d'après-guerre. Aujourd'hui, ce pilier-là n'existe plus que dans l'imaginaire, c'est-à-dire dans les prévisions des ministres des Finances et des organismes internationaux, toujours démenties et revues à la baisse malgré le trucage des chiffres.</p></blockquote>
<blockquote><p>Le deuxième pilier est la paix, que le capitalisme démocratique est censé faire régner sur la planète après « les horreurs de la première moitié du XX<sup>e</sup> siècle ». Or il n'est pas nécessaire d'être un grand géopolitologue pour voir partout s'étendre les guerres. Guerres civiles d'intensité variable selon les lieux et les moments – sourdes en Europe, féroces au Moyen-Orient –, terribles guerres africaines sur fond de minerais, de diamants et de famines, guérillas oubliées de Birmanie et des Philippines, guerres sans fin en Afghanistan, en Somalie, en Palestine. Tribales, ethniques, religieuses, toutes ces guerres ? Derrière chacune d'elles, c'est le capitalisme démocratique qui, sous ses différents masques, défend ses intérêts miniers, agricoles, pétroliers ou stratégiques. Dans son rôle de grand pacificateur, de Léviathan mondial, le capitalisme démocratique n'a plus rien de crédible.</p></blockquote>
<blockquote><p>Le plus corrodé des trois piliers est la « légitimité démocratique » fondée sur le suffrage universel. Après tout, le peuple est dirigé par des gens qu'il a élus et s'il n'est pas content, il n'a qu'à en choisir d'autres la prochaine fois. François Arago, vieux républicains, avançait déjà cet argument tandis qu'il conduisait la canonnade des barricades au Quartier latin en juin 1848 : le suffrage universel a parlé, le peuple n'a pas à prendre les armes contre ceux qu'il a lui-même choisis.</p></blockquote>
<p>Ayant fait preuve de son incapacité à élever le niveau de vie de la majorité des « citoyens », de son impuissance à éviter les guerres, de l'évidence de la non-représentativité de ses élus, ayant au contraire démontré qu'elle favorisait l'enrichissement d'un petit nombre, qu'elle encourageait les conflits armés et qu'elle servait les intérêts particuliers de quelques uns, qu'est-ce qui ferait que nous acceptions de nous soumettre à l'emprise de la démocratie, de lui abandonner nos libertés et de donner un quelconque pouvoir sur nos vie aux dirigeants qu'elle nous somme d'élire « démocratiquement ».</p>
<p>Il ne peut y avoir de meilleur désignation de l'adversaire sur lequel doit porter l'insurrection que « <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a> » devant ce constat que la démocratie ne peut plus être dissociée du pouvoir de l'argent. Au contraire, il est devenu évident que la démocratie était bel est bien le sol fertile sur lequel ce dernier a pu proliférer. La démocratie ne peut plus ainsi échapper à la critique traditionnelle portée contre le capitalisme. Elle <em>est</em> le système de gouvernement permettant sa reproduction. Car au final, dans quelles mains se retrouve le pouvoir conféré « démocratiquement » ?</p>
<blockquote><p>Mais malgré l'étymologie, malgré les articles constitutionnels affirmant la souveraineté du peuple, nulle part le pouvoir n'appartient au <em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A8mos" hreflang="fr">dèmos</a></em>.</p></blockquote>
<blockquote><p>C'est depuis longtemps une évidence, mais il y a du nouveau : aujourd'hui le pouvoir n'appartient pas non plus à la caste de politiciens qui se partagent traditionnellement les places ministérielles et administratives au rythme des échéances électorales. Cette politique-là n'est plus qu'une forme vide. Depuis « la crise », ce qui était sous-jacent, masqué, inavouable, apparaît au grand jour : l'économie est immédiatement politique, le pouvoir n'est autre, comme on le dit pudiquement, que celui des « marchés », lesquels ont leurs craintes, leurs lubies, leurs exigences exprimées sur les manchettes des journaux et commentées par des experts de tous bords (l'expert étant, avec le vigile, le personnage emblématique de notre temps).</p></blockquote>
<p>Il n'est plus possible de ne pas voir la « main invisible » des marchés s'étendre sur nos vies et nous frapper du poing de l'oppression. Le subterfuge linguistique consistant à dépersonnaliser nos oppresseurs ne fonctionne plus :</p>
<blockquote><p><em>Marchés</em> est rassurant – quoi de plus paisible que d'aller au marché ? – le mot maintient l'anonymat sur ce qu'il recouvre et masque tout ce par quoi on nous fait participer à notre propre dépossession. On lit souvent que « les marchés s'inquiètent », voire « s'affolent ». La réaction du public serait sans doute moins paisible, moins résignée si l'on parlait clair : ceux qui ne sont pas contents, ce sont les dirigeants des grandes banques, des compagnies d'assurance, et tous les gestionnaires de fonds – fonds de pension qui gèrent l'épargne des retraités, mais aussi fonds spéculatifs (les fameux <em>hedge funds</em>), fonds d'investissement (<em>private equity</em>) – plus le <em>shadow banking system</em> qui, comme son nom l'indique, opère dans l'ombre et la dérégulation la plus totale.</p></blockquote>
<blockquote><p>Il peut exister des divergences d'intérêts entre les différentes composantes de cette finance privée, mais elles forment néanmoins une totalité (« les marchés ») car parmi tous ces dirigeants il existe une communauté d'opinion. Formés à la même école de pensée, lisant les mêmes textes, réunis dans les mêmes forums, ils partagent la même vision de ce qui est bon pour le monde et plus particulièrement pour eux-mêmes.</p></blockquote>
<p>Mais, à nouveau, « marchés » et dirigeants démocratiques ne peuvent être envisagés séparément, non seulement car les seconds sont une condition de maintien et d'expansion du pouvoir des premiers, mais également à cause de la perméabilité avérée entre les domaines de pouvoir oppresseur économique et politique :</p>
<blockquote><p>Ce qui caractérise la relation entre la finance privée d'une part, et de l'autre les gouvernements, les banques centrales, la Commission européenne, c'est une osmose totale. Elle est assurée par un double mécanisme : le très officiel lobbying et le pantouflage.</p></blockquote>
<p>J'ai souvent pu faire l'expérience de cette double perméabilité dans les combats que j'ai menés contre les <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/brevets%20logiciels">brevets logiciels</a>. Je me permets de m'étendre quelque peu sur ce sujet car il est emblématique à la fois du pouvoir d'État que légitime le système démocratique et de la soumission de ce pouvoir d'État aux puissances économiques.</p>
<p>En effet, pour schématiser ce qui est par exemple méticuleusement montré, en s'étendant sur trois années universitaires du cours <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Sur_l%27%C3%89tat_:_Cours_au_Coll%C3%A8ge_de_France" hreflang="fr">sur l'État</a> de Pierre <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Bourdieu">Bourdieu</a> au Collège de France, un point essentiel caractérisant le pouvoir d'État, est <em>son pouvoir à donner du pouvoir</em>. Or, un brevet c'est justement un pouvoir d'exclure économiquement des concurrents utilisant ou fabriquant un produit ou un procédé breveté, pouvoir d'exclusion qui a été conféré par un office des brevets agissant au nom de la puissance publique.</p>
<p>Toute la lutte ayant conduit au rejet en juillet 2005 de la directive européenne sur les brevets logiciels visait à empêcher le « super État » – tel qu'aime à se penser l'Union européenne – d'octroyer à l'Office européen des brevets et aux offices de brevets nationaux le pouvoir d'étendre ce pouvoir d'exclusion aux innovations logicielles. Depuis quelques dizaines d'années, les offices s'étaient déjà autorisés eux-mêmes à délivrer des brevets logiciels. Mais le droit européen interdisant ceux-ci, le pouvoir d'exclusion conféré par les offices aux acteurs économiques détenteurs de tels brevets logiciels restait grandement limité par l'incertitude d'être potentiellement annulé par les tribunaux, dès qu'il était question de faire valoir ces brevets en tentant d'exercer le pouvoir d'exclusion qu'ils sont censés conférer. Aussi, la Commission européenne a été sommée de faire évoluer le droit positif afin de légitimer <em>a posteriori</em> la pratique des offices de brevets. La Commission a ainsi proposé une directive rendant légaux les brevets logiciels, permettant ainsi que leur pouvoir d'exclusion économique soit reconnu en justice. Mais des <a href="https://web.archive.org/web/20161223064737/http://ffii.fr/Proposition-de-la-Commission-et-Business-Software-Alliance-Mingorance">preuves</a> sont vite apparues que le document présenté par la Commission européenne avait en fait été rédigé par le principal lobby représentant les entreprises dominantes – d'ailleurs pour la plupart extra-européennes – détentrices de brevets logiciels. Et dans le <a href="http://media.unitary-patent.eu/presentation/images/c_Barrionuevo2005_71-ships_battle_in_EP-20050705-640x480.jpg">combat de David contre Goliath</a> qui s'est alors engagé autour de cette directive, j'ai sans cesse pu participer au contre-lobbying s'opposant – avec succès – à ce lobbying des entreprises géantes exigeant de maximaliser la valeur de leur portefeuille de brevets logiciels.</p>
<p>Voilà pour le lobbying, quant au pantouflage il s'est merveilleusement illustré tout au long du parcours législatif suivi par les règlements européens sur le <a href="https://www.brevet-unitaire.eu/">brevet unitaire</a>. On aura compris que les offices de brevets jouent un rôle particulièrement important pour accorder ou non aux entreprises le pouvoir d'exclure leurs concurrents, mais que l'État, via son autorité judiciaire, pouvait toujours reconnaître comme valides ou non ces brevets octroyés à raison ou à tort – c'est-à-dire conformément ou non à la loi – par les offices. Les règlements sur le brevet unitaire avaient pour but de créer un brevet unique pour toute l'Union européenne dont le pouvoir d'exclusion pourrait être appliqué devant un tribunal lui aussi unique. Or ce qui a été proposé par la Commission européenne et adopté par les États et le Parlement européen, c'est en réalité l'octroi à une organisation indépendante de tout contrôle de l'UE – l'Office européen des brevets, ou OEB, qui siège à Munich – tout pouvoir sur l'octroi de brevets unitaires et la validation juridique de ceux-ci par un futur tribunal unifié dans lequel il est fort probable que siégeront majoritairement des membres de ce même OEB. Il ne fait aucun doute que l'OEB est le grand gagnant de ce projet – enfin, jusqu'à ce qu'il explose mais c'est une autre histoire… La responsable qui a élaboré ce projet pour la Commission, Margot Froehlinger, a depuis quitté son poste pour devenir directrice d'une division de l'OEB. Cela se passe de commentaire. Et je pourrais continuer ainsi avec des exemples de pantouflage en évoquant le député rapporteur et président de la commission juridique du Parlement européen exerçant toujours simultanément à son mandat – et de manière tout à fait officielle – comme conseiller d'un grand cabinet juridique intervenant notamment dans le droit des brevets à Düsseldorf, ville accueillant le plus grand nombre de contentieux portant sur des brevets en Europe…</p>
<p>Mais quittons ces exemples montrant la perméabilité entre pouvoir économique et politique et l'emprise qu'exerce le premier sur le second, pour revenir à <em>Premières mesures révolutionnaires</em> et au constat de cette déchéance ayant conduit à ce que « capitalisme démocratique » devienne omnipotent :</p>
<blockquote><p>En France, on peut dater le début de la désagrégation du pouvoir constitué : c'est le moment où, en 1983, les socialistes ont pris le tournant de « la rigueur », c'est-à-dire quand ils ont décidé que gouverner ne serait plus rien d'autre que s'adapter au cours des choses. Par la suite, c'est encore un socialiste (feu Bérégovoy) qui a organisé en 1986 la déréglementation de la finance. Depuis lors, les pouvoirs successifs n'ont fait que prendre acte de la dégradation des territoires matériels et subjectifs dont ils avaient la charge, en se contentant de créer des ministères dont le nom seul – Redressement productif, Identité nationale, Économie solidaire, Égalité des territoires – semble fait pour conjurer la réalité.</p></blockquote>
<p>On pourrait compléter ce constat en dénonçant l'accroissement continu de cette désagrégation avec les nombreux exemples honteux de « partenariats public-privé » ayant permis l'enrichissement d'entreprises privées auxquelles on a ouvert grand les portes de marchés pour remplir des missions de service public. Ou par l’exubérance impudique des voyages officiels présidentiels emportant dans leur cargaison un aréopage de chefs d'entreprises, ne cachant même plus que ces déplacements sont engagés dans l'unique but d'obtenir des marchés à l'étranger pour ces fleurons du capitalisme national. Éric Hazan et Kamo ne le jugent pas utile. À raison : le constat est suffisamment flagrant, il est temps d'en tirer les conséquences :</p>
<blockquote><p>Dire que le système ainsi engendré est cynique, injuste et brutal ne suffit pas. Protester, manifester, pétitionner, c'est admettre implicitement que des aménagements sont possibles <em>face à la crise</em>. Or, ce que l'on appelle crise est un outil politique essentiel pour la gestion des populations aussi bien productives que surnuméraires. Le <em>discours de la crise</em> est répandu dans tous les pays industrialisés et relayé en permanence par les médias et les appareils d'État. « Lutte contre la crise » et « guerre au terrorisme » vont tout naturellement de pair, étant toutes deux fondée sur le même réflexe élémentaire, la peur du chaos.</p></blockquote>
<blockquote><p>Les peuples, eux, ne sont pas dupes. Les boniments répandus par les économistes ne suscitent que moqueries. Les rencontres au sommet censées l'une après l'autre mettre fin à « la crise » tombent dans une remarquable indifférence. La haine de la bureaucratie bruxelloise est générale, comme le mépris du personnel politique, toutes tendances confondues. « Personnel politique », voilà qui désigne adéquatement la domesticité bavarde préposée à l'intendance nationale, à la gestion quotidienne, à la basse besogne de faire accepter aux peuples les décisions prises par les véritables maîtres.</p></blockquote>
<blockquote><p>Tout méprisé et haï qu'il est, le capitalisme démocratique n'est pas sérieusement attaqué. On parle de le corriger, de le rendre plus juste, plus vivable, plus moral, ce qui est contraire à son principe de fonctionnement – surtout depuis « la crise » dont le « traitement » repose sur les bas salaires et la précarité organisée. Nulle part il n'est question de lui faire subir le sort qu'ont connu par le passé bien des régimes d'oppression, de lui donner une bonne fois congé, et pour toujours.</p></blockquote>
<blockquote><p>Mais nulle part, sauf erreur, on n'entend sérieusement proposer de renverser le capitalisme démocratique, de travailler <em>ici et maintenant</em> à – autre mot maudit – la révolution. Face à un système invivable qui craque de toutes parts, ce silence, cette étrange absence sont un trait du moment, qui mérite réflexion.</p></blockquote>
<p>Ce qui importe, en effet, c'est cette bonne nouvelle que nous sommes en train de vivre ici et maintenant une situation qui n'a jamais été aussi potentiellement porteuse de besoins et de désirs insurrectionnels. Toutefois, pourquoi cette insurrection n'est-elle pas encore venue ?</p>
<blockquote><p>Pour expliquer l'apparente patience du peuple, les raisons avancées sont souvent d'ordre psychologique, voire anthropologique : la privatisation de l'existence, la transformation des « gens » en entrepreneurs d'eux-mêmes dépolitiseraient les masses et rendrait illusoire toute perspective de bouleversement.</p></blockquote>
<p>Il m'est difficile de croire que l'oppression exercée par le capitalisme démocratique soit arrivée à un niveau tel qu'elle aurait anéanti chez les opprimés tout désir de lui échapper. En tout cas, pas chez moi ! Kamo et Éric Hazan réfutent également une autre explication, tout aussi improbable, à l'absence persistante d'un véritable soulèvement populaire :</p>
<blockquote><p>Autre explication de « l'apathie » : la mondialisation. Puisque tous les pays sont pris dans le réseau global de l'économie planétaire, rien ne sert de s'agiter dans son coin. Le réseau aurait vite fait de réduire un mouvement de révolte local par la simple force d'inertie des grands ensembles.</p></blockquote>
<blockquote><p>Tenir aujourd'hui la mondialisation pour responsable de « l'atonie » populaire, c'est prendre le peuple pour un idiot collectif, ignorant de l'histoire et de l'actualité, incapable de réfléchir sur la chute en cascade de régimes arabes connus pour l'efficacité de leur police et la fidélité de leur armée.</p></blockquote>
<blockquote><p>Dans le monde désolé du capitalisme démocratique, que l'insurrection parte d'Espagne ou de Grèce, de France ou d'Italie, elle ne manquera pas de gagner ensuite toute cette Europe branlante. L'onde de choc se propagera non par <em>contagion</em> – la révolution n'est pas une pathologie infectieuse – mais par diffusion de l'ébranlement, par entraînement dans la culbute comme l'avait jadis prévu le regretté John Foster Dullis, père de la célèbre théorie des dominos. Les pays que l'ont peut juger plus « stables » – par leur traditions, leur meilleure santé apparente ou leur situation loin de l'épicentre – seront paralysés devant l'onde révolutionnaire : les raisons de se révolter sont si nombreuses et évidentes depuis si longtemps que les gouvernements ne trouveront nulle part la légitimité permettant de mater l'insurrection par la force brute. Un succès en entraînera d'autres, la hardiesse des uns décuplant celle des voisins.</p></blockquote>
<p>Alors quoi ? Qu'est-ce qui explique la résignation généralisée permettant au capitalisme démocratique de perdurer ?</p>
<blockquote><p>Ce qu'il faut essayer de comprendre, ce n'est pas la « dépolitisation » – qui n'existe pas – mais le scepticisme ambiant sur l'idée de révolution. Le mot même, communément utilisé dans l'éloge de tel aspirateur domestique, entraîne des sourires apitoyés quand on l'emploie pour parler du renversement de l'ordre établi. L'une des raisons tient à la fin du communisme de caserne.</p></blockquote>
<p>Par ce terme de « communisme de caserne » les auteurs désignent bien entendu les régimes communistes ayant sévi jusqu'à la fin du XX<sup>e</sup> siècle de l'ex-Union soviétique et ses « démocraties populaires satellites » jusqu'en Chine maoïste. Ces régimes se sont effondrés et on ne le regrettera pas. Cependant, ils étaient porteur d'une perspective de vie alternative au capitalisme démocratique. Depuis leur chute, rien n'est venu remplacer cette ouverture vers un autre ordre social possible. Reste le capitalisme démocratique. Et sinon ? Rien ! Et ce rien fait inévitablement peur. Comment ne pas éprouver de crainte à renverser ce que l'on connaît – quand bien même on sait parfaitement que cet ordre social connu engendre une telle oppression que le désir d'y échapper se fait de plus en plus pressant – s'il n'est d'autre horizon que l'inconnu ?</p>
<p>L'absence de mise en œuvre effective du désir insurrectionnel n'est pas lié à un problème de conscientisation, à une dépolitisation ou à l'impossibilité de porter le combat à l'échelle mondialisée. Elle vient de la peur du chaos sur lequel ouvrirait une telle insurrection. Et c'est en cela que le petit livre d'Éric Hazan et Kamo est performatif : en réfléchissant aux première mesures à prendre après la révolution pour que celle-ci nous permette <em>à jamais</em> de devenir ingouvernables, une perspective se dessine. L'inconnu se précise. Le maelstrom révolutionnaire ne nous entraîne plus irrésistiblement vers le chaos, mais vers la mise en œuvre de nos désirs.</p>
<blockquote><p>En même temps, <em>le mot</em> révolution est partout, dans les publicités de Peugeot comme dans les tweets des indignés, si bien qu'il vient recouvrir notre rapport aux révolutions passées. Celles-ci ne constituent ni une tradition à poursuivre, ni une série d'événements à commémorer, mais le sol historique sur lequel nous nous tenons. On ne se dirige pas dans une époque sans avoir appris des échecs révolutionnaires, ceux qui ont entraîné les défaites et plus encore ceux qui ont suivi les victoires.</p></blockquote>
<p>La première mesure révolutionnaire à prendre est en effet de ne pas répéter les raisons ayant fait échouer les révolutions précédentes. Ce sera l'objet du prochain billet – et du début de la seconde partie de <em>Premières mesures révolutionnaires</em>. Mais en attendant, sa première partie se termine sur un rappel historique qui ne peut que donner espoir à tous ceux qui ont raison de se révolter :</p>
<blockquote><p>Un sujet de Louis XVI à qui l'on aurait parlé de révolution en mars 1789 aurait sans doute été sceptique, à supposer qu'il ait compris de quoi il était question. Il aurait admis que la situation était préoccupante, que les caisses de l'État étaient vides, que les intérêts de la dette pompaient la moitié des rentrées, que 2% de la population possédait l'immense majorité des richesses et que ces privilégiés ne payaient quasiment pas d'impôts. Il aurait gémi devant tant d'inégalité et d'oppression. Mais le trône, celui de Clovis, de saint Louis, d'Henri IV, de Louis XIV, lui paraissait sans doute plus éternel qu'aujourd'hui l'économie de marché. Camille Desmoulins le disait quelques années plus tard : « En 1789, nous n'étions pas dix républicains. »</p></blockquote>
<div class="footnotes"><h4>Notes</h4>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1">1</a>] Oui, bien entendu, il s'agit d'une litote.</p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter#rev-wiki-footnote-2" id="wiki-footnote-2">2</a>] « Emprunté du grec <em>dêmokratia</em>, de <em>dêmos</em>, “peuple”, et <em>kratos</em>, “puissance, autorité”. Système d'organisation politique dans lequel la souveraineté et les décisions qui en découlent sont exercées théoriquement ou réellement, directement ou indirectement, par le peuple, c'est-à-dire par l'ensemble des citoyens. », <a href="http://www.cnrtl.fr/definition/academie9/d%C3%A9mocratie">source</a> : 9<sup>e</sup> édition du dictionnaire de l'Académie Française.</p></div>
https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/16Premières mesures révolutionnairesurn:md5:204b3bd162fb8dbd30d170b1565a693e2013-11-04T21:24:00+01:002013-11-09T22:39:29+01:00gibusRessourcesHazanKamorapports de dominationrenversement<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/hazan_kamo.jpg" alt="hazan_kamo.jpg" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="hazan_kamo.jpg, nov. 2013" />On entend souvent que les révolutions ne se font qu'aux beaux jours – allant jusqu'à situer au <em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Printemps_arabe" hreflang="fr">printemps</a></em> les soulèvements de l'hiver 2011 dans le monde arabe. Il souffle pourtant sur l'automne 2013, un vent révolutionnaire dont les bourrasques se font sentir jusque dans la sacro-sainte <em><a href="http://www.arretsurimages.net/chroniques/2013-09-15/Rentree-comme-un-parfum-d-insurrection-id6116">rentrée littéraire</a></em>. Au milieu de ces rafales, un ouragan atteignant 12° sur l'<a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89chelle_de_Beaufort" hreflang="fr">échelle de Beaufort</a> : <a href="http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=795">Premières mesures révolutionnaires</a> d'Éric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Hazan">Hazan</a> et <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Kamo">Kamo</a>.</p>
<p>Ce petit livre d'à peine plus d'une centaine de pages, que j'ai dévorées en quelques heures, est d'une telle richesse, d'une telle densité, d'un tel foisonnement de questions, problématiques et sujets dont je désire traiter sur ce blog, qu'il nécessite d'y consacrer une série de billets, dans lesquels je reviendrai en détail sur le propos du livre d'Hazan et Kamo en le ponctuant de nombreuses citations.</p>
<p>Mais surtout, la force de cette tempête soufflée par <em>Premières mesures révolutionnaires</em> vient moins de ce qu'il y est couché par écrit que de ce qui est mis en branle et demande à être enrichi des multiples vents, bises, brises, alizés, zéphyrs, simouns, siroccos, ponants, moussons, foehns, mistrals ou tramontanes se déchaînant durant toute insurrection. Ce livre est avant tout une invitation à se joindre et amplifier la discussion qui bruisse dans ses pages. Je tenterai donc dans la série de billets s'ouvrant ici par une présentation globale du livre de répondre à cette invitation venteuse en insufflant mes propres commentaires et inspirations tout au long de la trame proposée par Éric Hazan et Kamo.</p> <p>Comme le suggère son titre, le sujet de <em>Premières mesures révolutionnaires</em> ne consiste pas dans une étude des conditions objectives ou subjectives permettant l'avènement d'une insurrection. Il s'agit plutôt de penser à ce qu'il importe de faire suivre immédiatement le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/renversement">renversement</a> de l'ordre établi afin que perdure le nouvel ordre social qui en émergera. C'est ce que détaille sa préface, honnêtement intitulée <em>Au moment d'apporter les dernières corrections</em>, qui, au vu des divers soulèvements éclatant ces trois dernières années dans divers points du globe, s'ouvre sur l'indéniable constat suivant :</p>
<blockquote><p>Nous vivons un basculement historique. Ce qui s'effondre si visiblement rend par là même sa critique redondante. Ce qui naît sous nos yeux n'a pas encore de forme, pourrait aussi bien engendrer des monstres et défie donc toute velléité de le décrire. Dans une telle époque, tout commentaire se retrouve ramené au rang de bavardage. On ne peut parler que de son sein, depuis cette brèche d'où l'on entend craquer les fondations mêmes d'un ordre du monde finissant et bruisser les voix nouvelles.</p></blockquote>
<blockquote><p>Ce texte se propose humblement de rouvrir la question révolutionnaire. Il ne s'agit pas de pérorer sur la catastrophe du présent ni de démontrer « scientifiquement » l'inévitable effondrement du capitalisme. Nous ne tenons pas à spéculer sur l'imminence ou pas de l'insurrection. Elle est notre point de départ. Nous partons de ce qu'elle ouvre et non de ce qu'elle vient clore.</p></blockquote>
<p>Je crois que c'est ce passage délicieux qui, dès les premières pages de ma lecture, m'a enthousiasmé et laissé entrevoir que cette dernière promettait d'être fructueuse et constituerait une précieuse source d'inspiration et de réflexion pour ce blog.</p>
<p>Cela fait des années que je lis nombre d'articles, d'études et de livres entiers, que je regarde de multiples documentaires et reportages, que j'assiste à d'innombrables forums, conférences et débats décrivant en long, en large et en travers combien l'ordre social établi, basé sur le capitalisme, le néolibéralisme ou la mondialisation conduit à un tel degré d'oppression, à de tels <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/rapports%20de%20domination">rapports de domination</a>, qu'il est urgent de constater sa faillite, d'envisager d'autres manières de vivre, qu'en un mot « ça ne peut plus continuer comme ça ! » J'adhère à tous ces constats – avec plus ou moins d'affinité –, mais ceux-ci finissent par tourner en boucle, sans offrir véritablement un espoir de débouchés émancipateurs. Comme ce blog en témoigne, je suis tellement convaincu qu'une insurrection est inévitable, qu'il devient lassant de voir ou entendre répéter les mêmes critiques et arguments.</p>
<p>Éric Hazan et Kamo ne s'embarrassent pas de ces analyses de la déchéance de l'ordre social actuel. Ils ne s'ennuient pas à proposer un énième débat sur l'alternative entre réforme et révolution pour corriger ou renverser le système établi. Ils éludent à raison la question même de savoir si une insurrection est possible. C'est pour eux une certitude : elle est inéluctable !</p>
<p>Mieux vaut donc réfléchir à ce qui devra immédiatement succéder à cette inévitable insurrection. Les précédentes révolutions ont toutes à un moment ou un autre échoué, puisque malgré elles, l'injustice et l'inhumanité de l'ordre social dans lequel nous vivons ne fait plus aucun doute. Comment apprendre de ces échecs et que l'insurrection qui vient puisse faire perdurer un monde meilleur. Je suis d'avis qu'il s'agit non seulement de la meilleure question à se poser, de la seule qui mérite d'y travailler sérieusement, mais également que c'est bien là la meilleure manière de partager l'enthousiasme et emporter la conviction populaire nécessaire à l'avènement d'une telle insurrection.</p>
<p>Car enfin, pourquoi cette insurrection n'a pas déjà eu lieu ? La plupart des réponses que j'ai entendues jusqu'ici reposent sur le fait que les <em>masses populaires</em> ne seraient pas suffisamment conscientes de leurs propres misères pour avoir le désir de les combattre. Je ne le crois pas. Le problème est plutôt la résignation à cette misère. Et l'on ne déconstruit pas une résignation en répétant à satiété l'horreur de ce à quoi on se résigne. Cela ne peut avoir pour effet que d'accroître cette même résignation. Réfléchir à ce qu'il faudrait pour que la libération du carcan oppresseur auquel on se résigne soit définitive permet de susciter et partager l'espoir d'un avenir meilleur, si l'on abandonne cette attitude de résignation pour celle de l'insurrection.</p>
<p>Reste un écueil, celui de se comporter en avant-garde éclairée prescrivant autoritairement un catalogue de mesures au peuple, pour son propre bonheur évidemment. Hazan et Kamo évitent d'emblée de tomber dans ce travers :</p>
<blockquote><p>Nous ne proposons aucun programme, sauf peut-être celui de mettre les mains dans le cambouis et de nous pencher sur cette drôle de mécanique qu'est la révolution. Quels moyens mettre en œuvre afin de devenir ingouvernables et, surtout, de le rester ? Comment faire en sorte qu'au lendemain de l'insurrection la situation ne se referme pas, que la liberté retrouvée s'étende au lieu de régresser fatalement – en d'autres termes, quels moyens sont adéquats à nos fins ?</p></blockquote>
<p>Nos fins sont dans le même mouvement précisément définies : <em>devenir à jamais ingouvernables</em>. Rien ne saurait plus parfaitement exprimer le but ultime des réflexions sur l'insurrection que je mène sur ce blog. Devenir à jamais ingouvernables c'est mettre fin à la principale oppression régissant la vie de tout un chacun, et par là même à toute légitimation de toutes les oppressions. Devenir à jamais ingouvernables c'est cibler pour frapper en plein cœur le principe même de l'ordre social établi, tel qu'on l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/07/25/Le-poids-de-l-ordre-social-voltairien">a défini</a> : « un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne ». Devenir à jamais ingouvernables, c'est abolir définitivement tout rapport de domination au profit des liens de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/08/28/Et-la-fraternit%C3%A9%C2%A0-Bordel%C2%A0%21">fraternité</a>, dont la « force subversive par rapport aux institutions en tant que telles et à leur logique de cloisonnement » vient justement épauler cet objectif de devenir à jamais ingouvernables.</p>
<p>Devenir à jamais ingouvernables, c'est donc tout le contenu du livre d'Éric Hazan et Kamo qui suit cette présentation alléchante. Et c'est donc aussi ce que je développerai dans les prochains billets de cette série…</p>https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/04/Premieres-mesures-revolutionnaires#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/15