La théorie de la législation sur les inventions industrielles repose sur trois propositions, développées dans les trois sections de ce chapitre.

1° Les inventeurs ont droit à profiter des produits de leurs découvertes.

2° La société a droit à faire usage des inventions publiées.

3° Il ne faut sacrifier ni le droit des inventeurs à celui du public, ni le droit du public à celui des inventeurs, et la sagesse de la loi consiste à concilier ces deux droits en les servant tous deux.

Ces trois propositions supposent acceptée et reconnue cette vérité, qui est leur base et leur point de départ : Tout inventeur a le droit de concevoir librement son invention, et de l'exécuter librement.

La pensée de l'homme est la portion la plus intime et la plus essentielle de sa personne. Tant que ma pensée est au-dedans de moi, elle m'appartient, parce que je m'appartiens à moi-même.

Une invention, avant d'être mise en pratique, existe dans l'intelligence qui l'a conçue.

Le droit de la concevoir librement est si essentiellement inhérent à la nature de la pensée humaine, il échappe avec tant de certitude à toute appréhension usurpatrice, qu'il se suffit à lui-même sans avoir besoin d'aucune consécration légale.

Contentons-nous de remarquer que si aucune force extérieure ne peut porter atteinte à la conception intellectuelle de l'invention, beaucoup d'obstacles indirects peuvent s'opposer d'avance à ce que ces conceptions, non seulement ne se manifestent au-dehors, mais encore ne s'enfantent dans la pensée.

Si l'ignorance est entretenue dans les esprits, et la science écartée d'eux, si des dangers s'attachent à la manifestation de l'invention conçue, si aucun dédommagement ne récompense les travaux et les peines de l'inventeur, on aura tari à l'avance les sources de l'invention.

Il est de l'essence d'un bon ordre social de favoriser le libre et entier développement de toutes les facultés humaines, et de féconder par la liberté les esprits inventeurs, en leur laissant un entier essor.

Lorsqu'il s'agit de produire au-dehors l'invention conçue par l'intelligence, chaque homme doit être laissé en possession du droit que sa nature lui donne de mettre librement sa pensée en œuvre, sauf à répondre, soit envers la société, soit envers les individus, de tous les torts et dommages qui pourront être la suite de cette manifestation, et des atteintes qu'elle porterait à la liberté et à la propriété d'autrui.

Liberté de parole, liberté de la presse, liberté des cultes, liberté d'industrie, tous ces droits ne sont que l'expression, sous des formes diverses, d'un seul et même droit, celui de manifester librement au-dehors, sous sa responsabilité, ce que l'on sent et conçoit dans sa conscience et sa pensée.

Ce droit, tout sacré qu'il est, a été beaucoup méconnu. La querelle entre le système préventif et le système répressif, vidée en théorie, se remet en question de temps à autre, et n'est point entièrement terminée par les faits.

Longtemps le système préventif a entouré d'innombrables entraves la manifestation des inventions d'industrie. L'histoire des règlements et maîtrises, des jurandes et corporations, compose à elle seule presque toute celle de l'ancienne organisation du travail en France.

Le droit de concevoir librement son invention et celui de l'exécuter librement appartiennent à l'inventeur, non pas à raison des avantages qu'il procure à ses semblables, mais en sa seule qualité d'homme ; ils doivent lui être garantis parce qu'il est citoyen, et parce que la société doit protection aux droits de tous ses membres.

Section I. Droit de l'inventeur sur les produits de son invention.

Nous venons d'exposer le droit de l'inventeur à la conception et à l'exercice de son invention. Son droit à profiter des produits, dans une mesure que nous chercherons à déterminer, est non moins incontestable.

Si l'inventeur, pour tout profit de l'invention qu'il a conçue, n'en recueillait que le droit de la mettre librement en œuvre ; si, une fois connue par le fait de sa production au-dehors, elle pouvait ensuite être exécutée par tout individu, sans aucun fruit pour l'inventeur ; si, s'en rapportant à la liberté de concurrence, on ne lui laissait que les avantages pouvant résulter de la priorité ou de la supériorité de sa fabrication, on ne lui rendrait pas la justice qui lui est due ; on ne ferait que l'admettre à la participation des garanties générales que la société doit à tous ses membres.

En effet, l'imitateur qui mettra en œuvre l'invention, l'exécutera sans qu'elle lui coûte autant qu'au premier inventeur. Il n'aura employé, pour obtenir la même production, ni le même temps, ni le même travail, ni les mêmes études préliminaires, ni les mêmes talents naturels. Il n'aura pas été obligé aux mêmes avances pécuniaires pour des études, des essais, des frais de première exécution, pour former des ouvriers et pour les déterminer à un travail inconnu. Il serait affranchi des chances et de l'incertitude qui s'attachent à une entreprise nouvelle, et qui plaçaient l'inventeur dans la hasardeuse alternative d'un bon ou d'un mauvais accueil par le public.

Temps, travaux, talents, argent, hasards, voilà des dépenses qui, n'étant plus nécessaires, au même degré du moins, de la part de l'imitateur, permettent que les résultats d'exécution de la découverte soient appliqués à meilleur marché par celui qui imite que par celui qui a inventé.

L'imitateur, obtenant à meilleur marché l'industrie inventée, et pouvant dépenser son temps, ses valeurs, ses facultés à rechercher d'autres profits, n'est pas obligé d'en demander un prix aussi haut.

À mesure que le nombre des imitateurs s'accroît et que l'invention est mieux connue, la concurrence fait baisser les prix, et chacun se contente d'un moindre bénéfice au-dessus des frais actuels de fabrication.

Or, comme le consommateur préfère naturellement le prix le plus bas, il arriverait que l'inventeur serait obligé ou de se réduire aux frais de fabrication actuelle, sans pouvoir rentrer dans ses avances antérieures, ou de garder sa marchandise sans la vendre, s'il la tenait à un prix plus élevé que ses concurrents.

Il résulte de là que si chacun peut imiter et copier une invention sans qu'une indemnité quelconque soit assurée à l'inventeur, il y a pour celui-ci perte et ruine.

Est-il besoin de s'arrêter longtemps à prouver que l'inventeur ne mérite point d'être traité ainsi ?

La richesse de l'espèce humaine réside, non dans le pouvoir de l'homme sur l'homme, mais dans les services qu'il tire de la nature matérielle, laquelle ne s'appartenant pas, et n'ayant ni liberté, ni intelligence, ni personnalité, peut, sans nul tort, lui être entièrement asservie. Enrichir certains hommes, ou tous les hommes, aux dépens de leurs semblables, ce n'est pas accroître la masse des richesses, c'est les déplacer, et nuire, par ce déplacement illégitime, à l'équitable distribution du prix du travail. La terre inculte et vacante dont l'homme s'empare, les productions qu'il la force à faire croître et à alimenter, les métaux qu'il sait en extraire, les pierres qu'il taille, le vent, l'eau, la vapeur dont il se fait des agents pour imprimer le mouvement à ses machines, le feu dont il dirige l'action destructive pour la convertir en une force productrice et bienfaisante, toutes ces conquêtes de l'intelligence, œuvres de cette création secondaire dont Dieu nous a livré le développement, sont les véritables richesses de l'humanité. Lorsque le génie d'invention découvre, dans la nature matérielle, une puissance de production que l'on n'y avait pas encore aperçue, lorsqu'il gagne des produits nouveaux, ou qu'il diminue la somme du travail nécessaire pour obtenir des produits déjà connus, il accroît le bien-être de notre espèce, et agrandit la fortune du genre humain.

Le respect pour les droits acquis par le travail est un des fondements de tout ordre social : il faut, sous peine des plus fatales erreurs, ne pas l'isoler du respect dû à la propriété.

Une portion quelconque de propriété matérielle est indispensable à la vie de chaque homme. Tous ont besoin d'être propriétaires d'aliments pour se nourrir, de vêtements pour se couvrir, d'abris pour se loger.

Il est donné à quelques hommes de naître pourvus de biens ; d'autres, et c'est le plus grand nombre, par l'effet d'une loi providentielle que notre ignorance appelle hasard, ne gagnent qu'à grand' peine, et à mesure de leurs besoins, ce qu'il faut de propriétés aux nécessités de la vie.

Entreprendre de créer l'égalité des biens serait une témérité à laquelle la plus dure et la plus folle des tyrannies ne s'exposerait pas. Ni la terre ne peut advenir en lots parfaitement égaux à chaque individu, ni les richesses mobilières ne peuvent, par un perpétuel équilibre, balancer également entre tous leurs distributions et leurs mesures. L'essence finie et limitée des objets appropriables, ainsi que les mille accidents de leur transmission, tendent à les concentrer dans un nombre de mains infiniment petit eu égard à la population générale. Les lois humaines n'ont pas la mission impossible de détruire cette inégalité ; mais elles ont le devoir difficile, et qui, nulle part, n'est strictement observé, de ne pas l'encourager et l'accroître : elles auront assez à faire en s'imposant la règle de détruire les obstacles factices qui, arrêtant l'essor de l'activité individuelle, augmentent et aggravent les inégalités naturelles, ou leur substituent le joug plus pesant des inégalités conventionnelles, odieux parce qu'il n'est pas nécessaire.

Il est une force dont la puissance vient, sinon rétablir l'équilibre parfait, du moins répandre sur les hommes assez de propriété pour assurer la subsistance de tous. Cette force naît de la liberté et de l'activité humaines : c'est le travail.

Si la propriété n'était pas respectée, le plus horrible chaos succéderait à l'ordre social. Mais le monde ne serait pas moins impossible si, à côté de ce respect, ne venait se placer un principe non moins sérieux, non moins fondamental, celui en vertu duquel chacun doit au travail des autres un salaire proportionné à l'utilité que lui-même en retire.

La propriété toute seule ne suffirait à la vie d'aucun homme. Ce n'est pas tout que d'avoir un champ ; il faut encore que, par soi-même ou par d'autres, on laboure, on sème, on recueille, on s'approvisionne. La propriété sans travail serait la matière inerte, improductive, morte ; ce serait le repos absolu.

Le travail, à son tour, ne serait rien à lui seul. Ne faut-il pas que l'homme prenne dans le service des choses matérielles ses aliments, ses vêtements, ses jouissances physiques ? Sans la possession de la matière, sans la propriété qui est le droit de perpétuité dans cette possession, le travail n'aurait ni objet, ni ordre : ce serait un tumulte, un combat, un chaos.

La propriété qui est le repos, le travail qui est le mouvement, doivent donc coexister. Sans leur harmonie, point de vie humaine. Ce que réclame le travail, c'est liberté d'abord, puis payement ; la propriété n'a droit ni à récompense ni à salaire ; mais à inviolabilité.

Le principe qui veut que tout travail reçoive son salaire est corrélatif à celui qui veut l'inviolabilité de la propriété : chacun d'eux sert à l'autre de garantie et de sanction. L'échange entre la propriété et le travail, s'il ne va pas jusqu'à établir l'égalité entre les hommes, doit, du moins, créer pour tous la possibilité de vivre. Une société n'est convenablement organisée qu'à cette condition.

L'inventeur a, comme les autres hommes, le droit de vivre de son travail, dont les résultats sont si profitables à tous. Les produits de son invention devront être échangés par lui, librement, et à l'abri d'une contrefaçon inique et ruineuse, moyennant un prix proportionné à leur utilité et à la valeur des jouissances qu'ils procurent à quiconque en voudra faire usage.

Si l'on s'arrêtait à une première vue superficielle, on pourrait croire qu'en n'attribuant à l'inventeur aucun profit sur sa découverte, le bas prix auquel les imitateurs livreraient l'invention, ou forceraient l'inventeur à la livrer, profiterait au consommateur.

Mais ici, comme ailleurs, l'injustice ne serait pas même un profit.

Le travail inutile et perdu n'est pas plus probable qu'il n'est juste. Que les droits des inventeurs soient sacrifiés, et les inventions ne naîtront pas. Or comme, en dernier résultat, c'est toujours au profit des consommateurs que tournent les produits des inventions, ce serait sur les consommateurs que retomberait la privation la plus grande. La société, en rendant le mal pour le bien, et en habituant ses membres à l'injustice, ne recueillerait pas de cette désastreuse leçon l'imparfait dédommagement de s'enrichir par le refus d'acquitter sa dette. En tuant la poule aux œufs d'or, elle flétrirait par le découragement, et dessécherait dans sa source, le génie d'invention qui sert la civilisation, multiplie les jouissances, et accélère entre les hommes la distribution de ce qu'il leur faut de choses matérielles pour bien vivre.

Avant d'examiner quelle sorte de prix il convient le mieux de payer à l'inventeur, constatons l'existence d'autres droits non moins réels que les siens ; de ceux qui appartiennent à la société sur les inventions, après qu'elles ont été publiées.

Section II. Droit du public sur les inventions publiées.

Le plus difficile, dans les sciences de raisonnement, est d'envisager une matière sous toutes ses faces.

Quand domine un seul principe, la plus vulgaire logique suffit à en tirer les conséquences. Lorsque plusieurs principes coexistent, il est commode, mais il n'est pas sage, de faire acception d'un seul.

Nous avons établi : que l'inventeur a des droits sur les produits de sa découverte. Il nous faut maintenant constater un autre principe, d'un ordre différent ; à savoir : que la société a des droits sur les découvertes publiées.

Cette seconde proposition, qui me frappe par son évidence au même degré que la première, a été vivement déniée ; et quoiqu'elle mérite l'honneur d'être classée parmi les lieux communs, on l'a combattue comme un paradoxe.

Pourquoi cela ? Parce que les déductions de la logique trouvent incommode la coexistence de deux principes divers, dont souvent les conséquences se heurtent, et qui ne peuvent être maintenus simultanément, comme c'est leur droit, qu'au prix de justes concessions réciproques.

Plusieurs fois et notamment dans la première édition du présent ouvrage, puis dans mon Traité des droits d'auteurs[1], plus tard à la tribune législative[2] et enfin dans mon Droit industriel[3], je me suis élevé contre la doctrine qui, dans la littérature, les sciences, les arts, l'industrie, présente les auteurs comme des victimes que la publicité exproprie. Ils sont des travailleurs qui ont des droits, et qui contractent avec la société, laquelle aussi a ses droits; la publicité, loin de les exproprier, est ce qui donne prix au service de leur travail.

Trois ordres de preuves concourent à démontrer cette proposition : l'autorité ; les considérations morales et sociales ; l'étude métaphysique de la pensée et de sa nature. Pour plus de clarté, je diviserai ces preuves en trois paragraphes.

§ I. Autorités.

Les preuves tirées de l'autorité n'agissent pas sur toutes les convictions, et sont souvent contestables.

Si l'on recourt aux autorités individuelles, on trouvera, des deux parts, des opinions considérables pour soutenir : d'un côté, que les auteurs ont à perpétuité le droit de jouir exclusivement des produits de leur pensée, par eux-mêmes et par leurs représentants ; ce qui est, en d'autres termes, nier que le public doive jamais, en vertu de son seul et propre droit, exploiter ces mêmes produits ; d'un autre côté, que le public, après une certaine rémunération des auteurs, soit en leur personne, soit en celle de leurs représentants, tient, de son droit propre, la liberté d'exploiter les produits de leurs pensées. Plusieurs, poussant leur logique jusqu'à l'erreur de l'extrémité opposée, vont jusqu'à reconnaître à la société, en conséquence du fait seul de la publication, un droit immédiat, absolu, sans conditions.

La thèse d'une jouissance perpétuelle et exclusive par les auteurs et leurs représentants a été plus souvent et plus vivement soutenue en faveur des écrivains que pour les inventeurs industriels. J'en dirai les motifs dans le second paragraphe.

Je ne pèserai point les autorités individuelles ; je ne mettrai point en balance Kant, Napoléon et bien d'autres, avec Voltaire, Diderot, Linguet, Beaumarchais et bien d'autres[4] ; je ne citerai point de noms modernes, et il y en a de grands des deux parts ; mais je dirai qu'en matière de législation à faire, la plus imposante des autorités est celle des législations déjà faites.

Or, en faveur des droits de la société, il y a presque unanimité s'il s'agit des livres ; il y a unanimité complète, s'il s'agit des inventions industrielles.

Il y a unanimité complète, même pour les livres, si l'on regarde aux législations en vigueur. Cet accord n'a été interrompu que dans le passé, en très peu de lieux, pendant de courts intervalles, et à une époque de privilèges où il s'agissait, non d'un débat entre la société et les auteurs, mais d'un débat entre les auteurs et les libraires, stipulant dans un intérêt de corporation et non dans l'intérêt du public.

À l'égard des inventions industrielles, rien ne rompt, rien n'a jamais rompu l'unanimité des législations. Pendant fort longtemps on s'est peu occupé des inventeurs, favorisés quelquefois individuellement par des privilèges dont la durée variait suivant le caprice de leur octroi, mais dépouillés habituellement de leurs droits les plus légitimes. L'Angleterre a fondé la législation moderne, imitée en France en 1791, et copiée depuis par toutes les nations civilisées.

Or, quelle est la base de la législation universelle ? C'est l'établissement d'un privilège temporaire, après l'expiration duquel toute personne entre dans le droit d'exécuter librement l'invention.

Si la société n'a point, de son chef, un droit certain sur la découverte, quelle spoliation que ce partage ! En échange d'un droit exclusif perpétuel, on accorde une jouissance exclusive temporaire ! Mais c'est la part du lion ; c'est une iniquité !

Ce serait une accusation bien grave qu'un si hautain démenti donné à l'équité de tous les peuples et au bon sens pratique universel. Je ne m'accommode pas à croire que tous les législateurs de tous les pays, dans notre temps d'équité sociale et de justice individuelle, consacrent hautement une spoliation. Entre deux théories, dont l'une dénie à la société des droits que tous les peuples reconnaissent, dont l'autre, avec tous les peuples, reconnaît des droits à la société, je suis bien tenté d'accepter, de confiance, la seconde comme la seule vraie.

Faisons cependant abstraction de cette autorité, qui vaut bien quelque chose, puisque c'est la réponse pratique de tous les organes légaux du genre humain ; et entrons dans l'examen de la théorie.

§ II. Considérations morales et sociales.

L'inventeur est utile à l'humanité. C'est là son titre à une juste rémunération et à la reconnaissance publique, souvent même à la gloire.

Le payer en diminuant l'influence de son service, ce serait affaiblir son titre de créance sur l'humanité, et diminuer, avec l'utilité de l'invention, la justice de la récompense.

Quelque forte que soit la part de l'inventeur dans la conception première de son invention, il n'est pas vrai qu'elle ne provienne que de lui seul, et qu'elle soit née dans son cerveau, sans germe préexistant, et tout armée. Le génie qui recule les bornes de la science, et qui accroît le domaine de l'homme sur la nature inintelligente, prend la science, et l'empire de l'intelligence sur la matière, au point où ses devanciers les ont portés. Chaque homme n'est pas seulement l'ouvrage de ses facultés individuelles ; il est aussi l'œuvre de son siècle, des siècles antérieurs, de l'éducation qu'il a reçue, de ce qu'il a vu et senti dans le monde. Plus un homme est richement doué, plus large est la part qu'il aspire dans ce qu'avant lui la sagesse et la science ont semé de germes et mûri de fruits. Le monde vit par les idées ; leur publicité est un des liens du commerce universel de sociabilité qui unit tous les membres du genre humain : laissez les autres profiter de vous comme vous-même avez profité d'eux ; et acquittez envers vos contemporains et vos descendants la dette dont vous êtes chargé envers vos contemporains et vos pères. L'homme ne crée rien, pas plus les idées que les choses : il élabore, il combine les éléments qui lui sont offerts, les matériaux placés sous sa main. Puisque le domaine général les a fournis à l'inventeur, que l'inventeur, s'il les reverse dans ce domaine, disposés dans un meilleur ordre, ornés et agrandis, ne regrette pas de payer à la civilisation, à qui il doit tant, un prix de louage.

Le public doit à l'inventeur. L'inventeur, outre ces perpétuels emprunts d'idées que se font tous les siècles et tous les pays, ne doit-il rien d'autre au public ? En échange de la communication de ses travaux, n'a-t-il pas reçu influence et honneur, protection et profit ? S'il recueille la gloire, c'est le public qui la lui donne, et qui en fait rejaillir l'éclat sur son nom et sur ses enfants. Cette dette de reconnaissance est bien quelque chose ; et les plus nobles esprits de tous les âges n'en ont jamais récusé le fardeau. L'inventeur qui a partagé ses idées avec le public, dans la pensée duquel il les a fait entrer, ne peut, après la récompense reçue, rompre à son gré l'association et reprendre tout son apport.

Ces propositions, vraies pour un livre, sont bien plus évidentes encore lorsqu'il s'agit d'inventions industrielles. De même que les individus dont s'est composé et se composera le genre humain ont, malgré leurs ressemblances, quelque chose de distinct qui conserve à chacun sa personnalité, de même chaque livre, et surtout chacun de ceux qui méritent que l'on songe à leur lendemain, ont une forme propre et un cachet, plus ou moins apparent, de personnalité individuelle. Il n'en est pas ainsi pour les sciences et pour les inventions industrielles. La découverte d'une démonstration mathématique, d'une propriété physique de la matière, d'une application pratique à l'industrie, pourra être rencontrée par plusieurs esprits différents. L'état de la science, ses besoins, ses travaux antérieurs peuvent conduire, presque inévitablement, à des inventions sur lesquelles celui qui les découvre n'a souvent, en quelque sorte, qu'un droit de priorité. Créer un droit d'occupation sur les idées, en affectant à l'inventeur et à ses représentants la perpétuelle exploitation de la découverte, serait déshériter à l'avance les inventeurs futurs : c'est vouloir que les essais entrevus par Papin envahissent et paralysent les applications fécondes de Watt.

La perpétuité de privilège sur les inventions rétrécirait le domaine de la pensée, grèverait de servitudes indéfinies le champ de l'observation et de la science, tuerait l'émulation et les perfectionnements, chargerait les consommateurs d'un impôt indestructible, leur interdirait à jamais l'espérance de se procurer, à un prix de plus en plus bas, les objets fabriqués, et fermerait ainsi les voies à la condition la plus désirable pour l'amélioration progressive de l'humanité.

Ce monopole exposerait les inventions à périr, puisqu'il en placerait la mise en œuvre sous la dépendance du caprice, des convenances, ou de la situation personnelle des inventeurs ; périls bien plus graves encore après que la mort de l'inventeur, ou une mutation quelconque de sa propriété, auraient transmis les droits de l'exploitation exclusive à des indifférents que ne stimuleraient ni le souci de la gloire, ni l'amour-propre du génie, ni la poursuite du progrès.

Le monopole perpétuel, et cette considération est grave, constituerait une prime accordée aux nations étrangères où l'invention serait admise et exécutée sans restriction ; un préjudice énorme frapperait le pays, qui, s'enchaînant par ce monopole, ne livrerait qu'à des conditions inférieures, et à un prix plus haut, la même branche d'industrie, soit sur les marchés étrangers, soit même sur les marchés intérieurs, où elle aurait à lutter avec la contrebande, non moins qu'avec les contrefaçons.

Ces considérations, d'utilité comme de justice, loin de porter la moindre atteinte à l'essence du droit sur les inventions et leurs produits, y sont, au contraire, entièrement conformes. C'est ce qui nous reste à démontrer.

§ III. Nature du droit sur l'invention et ses produits.

Les partisans d'un monopole perpétuel pour les inventeurs, ou, en d'autres termes, les personnes qui, sur les inventions publiées, dénient tous droits au public pour ne reconnaître des droits qu'à l'inventeur, obéissent à une théorie qui applique à cette matière la totalité des règles juridiques sur la propriété.

Le droit de propriété est un des fondements de l'ordre social ; ce n'est pas l'ordre social tout entier. Il existe d'autres droits, puissants et sacrés, qui ne sont pas les droits de propriétaire; tels sont, par exemple, les droits du travailleur.

Le droit de propriété ne peut s'exercer que sur un objet appropriable.

Ce qui est inappropriable peut très légitimement être objet d'un droit, mais non d'un droit de propriété.

La division des choses en appropriables et inappropriables n'est pas nouvelle : les jurisconsultes romains l'ont reconnue, et admirablement développée.

Il est toute une vaste famille de biens inappropriables qui sont le patrimoine commun du genre humain, et dont la libéralité de la Providence a fait largesse à tous les hommes. Ainsi l'air, le feu, sont des richesses universelles qui échappent à toute appropriation exclusive.

La légitimité du droit de propriété dérive de sa nécessité.

Si les objets finis, matériels, susceptibles de détention, n'étaient pas appropriés exclusivement au propriétaire, sujet du droit, la vie serait impossible, la sociabilité une chimère ; il n'y aurait autour des hommes que discorde, violence, guerre, chaos. De là, le droit d'occupation ; de là, la prescription, cette fille du temps et de la paix, très sensément appelée la patronne du genre humain ; de là, les transmissions par donation, par échange, et par la succession testamentaire, expression de la volonté de l'homme, ou la succession légale, désignation de la loi.

Attribuer à des propriétaires exclusifs les objets appropriables, ce n'est pas seulement une mesure utile, créée par le droit positif et que le droit positif pourrait détruire ; c'est une nécessité, c'est-à-dire une institution du droit naturel, dérivant de l'essence même de l'homme et des choses.

Toute-puissance du propriétaire, inviolabilité de son droit exclusif, perpétuité de ce droit par complète transmission d'ayant-cause en ayant-cause, tels sont les caractères que les habitudes du genre humain reconnaissent à la propriété.

Là où cesse la nécessité sociale d'une appropriation exclusive, là cesse sa légitimité.

Enfermer dans une appropriation exclusive les objets inappropriables, c'est appauvrir l'humanité toute entière. Il n'y a pas nécessité, puisque l'intérêt privé n'est nullement indispensable à leur garde et à leur conservation. Il n'y a pas utilité, puisque leur valeur ne dépérit en rien par cela que tous en profitent et les exploitent. Il y a injustice ; car chaque homme a droit sur ce qu'il peut s'approprier sans nul préjudice pour un droit déjà acquis à autrui, et si un objet est tel que chaque sujet puisse en avoir la jouissance pleine et complète sans empêcher tout autre sujet d'en jouir pleinement et complètement, l'approprier à un seul est une usurpation.

Qu'est-ce qu'une invention ? Un exercice de la pensée ; une nouveauté dans les connaissances ou dans les combinaisons par lesquelles l'intelligence exerce son empire sur la matière. Or, comment douter que, par son essence, la pensée n'échappe à toute appropriation exclusive ? Elle passe dans les esprits qui la reçoivent, sans cesser d'appartenir à l'esprit dont elle émane, comme le feu qui se communique et s'étend sans s'affaiblir à son foyer.

Toute limitation de la pensée par appropriation exclusive est une impossibilité et une chimère ; mais, de cela seul qu'elle n'est pas nécessaire, le genre humain serait suffisamment en droit de conclure qu'elle n'est pas permise ; qu'un champ, qu'un fruit, qu'un objet quelconque naturellement appropriable soit livré à tous, ou que tous en veuillent à la fois prendre possession, personne n'en jouira. Au contraire, la pensée, en se répandant, se fortifie, s'augmente, s'agrandit. Propager, améliorer, compléter sa diffusion, est le bonheur, la dignité, la vie de l'humanité.

Quand l'invention se traduit en confection de choses matérielles, ces choses sont susceptibles de propriété ; mais la faculté, toute intellectuelle, de produire ces choses est immatérielle, inappropriable. L'intelligence qui la première a conçu cette pensée productrice ne possède pas, pour sa matérialisation, une force plus énergique, une aptitude plus spéciale que toute autre intelligence, qui, après l'avoir appréhendée et comprise, devient aussi pleinement maîtresse de la traduire en applications matérielles que si elle en était la créatrice. Une loi positive, une convention particulière, peuvent borner ou supprimer mon droit à produire au dehors la pensée qui, en tombant, par son émission, sous la perception de mon intelligence, a pénétré son essence intime ; mais, si une loi me lie, si une convention m'enchaîne, elles m'ôtent l'exercice d'une faculté naturelle qui, sans la prohibition formelle de la loi ou de la convention, m'appartenait aussi pleinement qu'à l'inventeur.

En ce moment, je n'examine pas si une telle loi sera juste ; je dis seulement ici qu'elle n'existe pas par elle-même et de droit naturel ; qu'elle ne peut exister que par une création conventionnelle du droit positif ; d'où il suit que la société peut, en faisant cette loi, avoir égard à des considérations d'utilité générale, et par exemple, en limiter la durée, en soumettre l'exercice à des conditions, sans que, par ces restrictions, le droit privé de l'inventeur soit blessé ou sacrifié ; d'où il suit encore qu'il sera indispensable d'avoir égard à ce fait indestructible que la pensée n'a pas pu être publiée sans entrer dans les pensées publiques. L'émission de la pensée ne saurait avoir lieu que par sa réalisation sous une forme matérielle ; si l'auteur veut la faire connaître et en recueillir des avantages, il faut absolument qu'il la livre ; une fois livrée, elle pénètre les intelligences auxquelles elle parvient, non parce que l'auteur y consent, mais par cela seul qu'il l'a émise.

En étudiant ainsi, dans son essence, la faculté qui traduit l'invention au dehors par des applications matérielles, j'ai voulu démontrer que cette faculté n'est point appropriable.

J'ai voulu démontrer de plus que là où l'objet d'un droit est inappropriable, le droit, sur cet objet, est autre que le droit de propriété.

De ces démonstrations en découle une autre : c'est que toutes les législations du monde civilisé, c'est que la loi de notre pays, ne sont pas tombées dans l'iniquité, lorsque, reconnaissant des droits à l'inventeur, elles ne lui ont pas reconnu les droits du propriétaire, c'est-à-dire le droit absolu, exclusif, inviolable, perpétuel en sa personne et en celle de ses ayant-cause, d'user ou de n'user pas, sans conditions et à son gré, de la faculté de reproduire les applications matérielles de l'invention. Ce n'est point par expropriation, c'est par contrat, qu'elles procèdent avec lui.

Un des plus grands esprits de ce temps-ci, M. le duc de Broglie, a, dans son beau rapport sur l'abolition de l'esclavage[5], admis pleinement cette théorie, en distinguant deux sortes de propriété ; pure concession de langage, que je ferais très volontiers aux personnes qui tiennent aux mots, si elle ne favorisait point le sophisme qui s'étudie à ne pas laisser distinguer les idées. Il a, dit-il, existé dans tous les temps, il existe dans tous les pays, deux sortes de propriété : la propriété ordinaire et naturelle ; la propriété extraordinaire, exceptionnelle, ou, mieux encore, si l'on veut, la propriété purement légale : ce nom est celui que nous préférons, parce qu'il est neutre, parce qu'il écarte toute idée d'improbation… La propriété ordinaire ou naturelle se forme spontanément ; elle n'est point l'œuvre de l'État ; elle est au contraire, le fondement sur lequel s'élève l'édifice de la société ; elle préexiste à la loi qui la protège ; le législateur n'intervient que pour la reconnaître et la consacrer. Si la loi lui retirait sa protection, elle ne périrait pas pour cela ; elle persisterait par sa vertu intrinsèque ; l'obligation de la respecter demeurerait la même dans le for intérieur ; elle trouverait sa garantie, une garantie plus ou moins efficace mais réelle, dans la conscience du genre humain et dans les règles de la morale universelle… La propriété extraordinaire, exceptionnelle, au contraire, est l'œuvre même du législateur. Elle ne devance pas la loi ; elle en est le produit, et partant la conséquence… C'est le législateur qui crée, en quelque sorte, la matière de cette propriété ; tantôt en transformant fictivement les personnes en choses tel est le cas pour les esclaves ; tantôt en instituant des êtres de raison, des choses de convention : par exemple les charges, les offices publics ; tantôt en restreignant, par exception, au profit de quelques-uns, ce qui naturellement est du domaine de tous : c'est ainsi que deviennent possibles la propriété littéraire, les brevets d'invention, les monopoles, les privilèges. Tout cela existe de par la loi, n'existe que sous le bon plaisir de la loi, et tire de la loi, non seulement son inviolabilité positive, mais son droit au respect dans le for intérieur… Permettez de réimprimer les ouvrages déjà publiés, chacun les réimprimera sans le moindre scrupule ; il n'y aura plus de propriété littéraire… Cette seconde espèce de propriété, la propriété légale…, est artificielle, arbitraire ; il faut qu'elle soit définie, c'est-à-dire expliquée ; elle est exceptionnelle et d'institution purement civile ; il faut qu'elle soit limitée au but qui rend l'exception légitime, et soumise aux conditions que l'exception comporte ; elle est l'œuvre du législateur qui la règle du mieux qu'il l'entend, en vue de certaines circonstances.

Examinons maintenant quel est le meilleur mode de conciliation entre les droits que nous avons reconnus à l'inventeur et à la société.

Section III. Moyens de concilier les droits de l'inventeur, avec ceux du public.

Les droits de l'inventeur sont les droits du travail ; la société, qui profite de la publication de l'invention, doit payer à l'inventeur un prix proportionné aux avantages qu'il lui procure.

Le droit de la société est d'empêcher que le public ne perde l'invention qui, par cela seul qu'elle a été publiée, est entrée dans le domaine des idées de tous.

L'inventeur peut dire à la société : J'ai le secret d'une invention utile à tous, fruit de mes études, de mes observations. Ce secret est renfermé en moi. Je n'ignore pas qu'en produisant mon idée au dehors, je la transmettrai à quiconque, l'ayant comprise, en deviendra aussi maître que moi-même. Je consens à la livrer au public ; mais la société, qui doit à ses membres protection et garantie, ne peut tolérer que l'on s'enrichisse à mon détriment. Comment paiera-t-on l'acquisition de mon secret ?

Le problème législatif consiste à trouver ce moyen de payement.

La loi, pour parvenir à assurer l'invention à la société et à payer l'auteur, ne me paraît avoir le choix qu'entre trois moyens, parmi lesquels on peut en adopter un, ou que l'on peut combiner ensemble.

Ces moyens sont : des récompenses publiques ; des redevances payables à l'inventeur par quiconque voudra mettre l'invention en œuvre ; ou enfin un monopole.

1° Récompenses publiques.

Une récompense nationale peut sembler d'abord digne et de la société qui la donne et de l'artiste qui la reçoit. Mais, considérée comme payement, l'on y reconnaît bientôt des inconvénients insurmontables.

Et d'abord, à quelle époque évaluerait-on la récompense et la regarderait-on comme acquise ?

Serait-ce avant la publication de l'invention ? Mais qui n'aperçoit l'impossibilité de rien asseoir de certain sur des éventualités ? Quel homme assez hardi mesurera d'avance le succès et la portée d'une invention encore inconnue ? Quelles garanties s'assurera-t-on contre les calculs d'un intrigant habile qui n'exécutera rien de ce qu'il aura annoncé ? Comment distinguer les magnifiques prometteurs de merveilles et les hommes qui, pleins de la conscience de leur génie, promettent beaucoup parce qu'ils sentent pouvoir beaucoup tenir ? Le mérite modeste et la défiance de soi-même seront-ils sacrifiés aux fanfaronnades de l'aventurier ? Les plus sages calculs ne sont-ils pas exposés à être déçus ; les probabilités les mieux combinées ne s'évanouissent-elles pas devant la mobilité des circonstances et les hasards des événements ? Enfin suffira-t-il d'avoir des intentions prudentes et justes pour ne commettre ni imprudence ni injustice ?

Aimerait-on mieux ne récompenser les inventeurs que lorsque l'on connaîtra les résultats de leurs inventions ?

Les chances de fraude et d'intrigues ne seraient pas moins nombreuses, et elles offriraient plus de dangers, parce que les erreurs et les injustices qui en seraient la suite auraient plus de prétention à être des actes de justice et de vérité. Le charlatanisme sait prendre bien des masques et s'affubler, au besoin, de toutes les apparences d'un succès. Depuis ces prétendues réimpressions d'ouvrages, dont apparaissent les anciens exemplaires décorés d'un frontispice avec l'indication de seconde, de troisième édition, jusqu'à ces villes improvisées qui s'offraient, en Crimée, à la vue de l'impératrice Catherine, et à cet hôpital de théâtre qui obtint à un seigneur russe des récompenses de l'empereur Alexandre, les exemples petits et grands, anciens et nouveaux, ne manquent pas pour montrer avec quelle habileté les prestiges de succès se fabriquent. Puis à quels délais s'asservira-t-on ? Se donnera-t-on le temps de distinguer la vogue éphémère, et les succès lents, mais durables, que le temps consolide et que la science publique affermit ? Il ne sera pas toujours juste ni facile de prolonger les expériences, avant de payer l'inventeur. Il est des besoins qui ne s'ajournent pas.

Si le moment à choisir est plein de difficultés, la proportion à suivre dans l'évaluation des récompenses n'en présenterait ni de moins nombreuses ni de moins graves.

Existera-t-il des tarifs uniformes ? Cette égalité apparente entre des objets dissemblables ne serait, en réalité, qu'une inégalité choquante. L'invention futile et l'invention féconde, celle qui met en mouvement une vaste industrie et qui alimente une nombreuse population, et celle qui occupe quelques bras, celle qui procure de l'aisance au pauvre, et celle qui permet au riche quelques superfluités de plus, devront-elles être placées de niveau ? Il serait déraisonnable de le soutenir.

Est-on blessé de cette absence de justice distributive, et des résultats aveugles de l'arbitraire de la loi ? Il faudra se jeter alors dans l'arbitraire de l'homme, juger entre les inventeurs, classer et balancer leurs titres. Qui se chargera donc de poser les règles, de satisfaire les amours-propres, de calmer les jalousies et les haines, de déjouer les intrigues ? Qui osera seulement prétendre à connaître les faits ? Et tous ces inconvénients ne sont rien, si l'on envisage la vaste proie qu'on livrerait à ce cupide génie de la sollicitation, dont les détestables progrès envahissent chaque jour davantage notre ordre social tout entier ; si l'on songe à quels périlleux soupçons, à quelles obsessions subalternes, à quelles corruptions habiles, à quels profits honteux on exposerait l'administration, sans parler des inévitables erreurs auxquelles elle ne saurait échapper. Pour remède à ces maux, on entreprendrait apparemment de récompenser tous les inventeurs, et de n'en écarter aucun ; ouvrant ainsi un gouffre que le trésor public et toute la fortune des contribuables ne combleraient pas.

Ainsi, que l'on veuille récompenser tous les inventeurs ou en choisir quelques-uns, que l'on s'appuie sur une base uniforme ou que l'on établisse une échelle proportionnelle, que l'on indemnise les inventeurs avant l'exécution de leur procédé ou après la divulgation de l'invention, dans tous ces cas on ne rencontre que des obstacles ; et il n'y a de garantie ni pour l'inventeur ni pour la société.

En refusant d'admettre les récompenses nationales comme voie générale de payement pour indemniser les inventeurs, je suis loin d'avoir la pensée que quelques inventions ne puissent être utilement achetées par l'État, et j'ai garde de répandre le plus léger blâme sur les témoignages d'estime et de munificence nationale qui s'attachent, à bon droit, aux inventions utiles.

Je n'ai parlé des récompenses qu'en les considérant comme un mode permanent et général de payement et d'échange pour les inventions.

L'Assemblée Constituante, par une loi du 9-12 septembre 1791, avait créé un système de récompenses nationales pour les artistes qui n'auraient pas réclamé le monopole temporaire résultant d'un brevet d'invention. Cette loi est tombée en désuétude.

L'achat, par l'État, de la divulgation immédiate d'une invention est dans les pouvoirs du gouvernement, qui doit, en l'absence de fonds spécial ouvert à cet effet au budget, faire ratifier chaque traité par le législateur. Ce mode extraordinaire de rémunération se trouve ainsi réservé pour des occasions grandes et rares, et soumis à la plus haute des garanties, celle de la loi. C'est ainsi qu'en vertu de la loi du 7 août 1839, l'État a acheté de MM. Daguerre et Niepce la jouissance immédiate, par le public, de leur admirable découverte des procédés photographiques[6].

Quant aux récompenses honorifiques ou pécuniaires accordées aux inventeurs par l'autorité publique, elles sont louables, elles sont même glorieuses, si on ne les prodigue pas et si on les distribue à propos. Nos expositions publiques d'industrie, par exemple, fournissent d'éclatantes et opportunes occasions de distinctions légitimes.

Les expositions d'industrie se sont élevées à la hauteur d'institutions publiques ; et, en s'étendant hors de la sphère des nationalités particulières, elles ont acquis par leur universalité un caractère de vraie grandeur. Les bienfaits de leur action consistent moins dans les honneurs mérités dont les gouvernements les décorent que dans la force d'expansion qu'elles impriment à la propagation et à la publicité des procédés et des produits, et dans l'émulation qu'elles excitent, non seulement entre les individus isolés ou agglomérés, mais même entre les peuples, en aidant les uns et les autres à mieux comparer leurs travaux. Servir d'occasion à de bonnes distributions de médailles d'or et d'argent est un rôle utile ; un plus grand est d'enseigner aux nations à abaisser leurs barrières et à comprendre l'inanité et le danger des exagérations dans les tarifs de douane, dans les taxes, dans les restrictions et réglementations. Quelques dépenses et une bonne volonté intelligente, suffisent pour décerner bien des médailles ; c'est là un brillant superflu ; la dette sociale envers l'industrie est de lui garantir la liberté ; c'est là l'œuvre méritoire et nécessaire. Cet homme a faim et soif, et vous le tenez captif pour le régaler d'un concert ; permettez-lui d'abord d'aller librement et de se gagner à manger et a boire, puis amusez-le si vous le voulez ; à moins que, ses besoins satisfaits, vous n'aimiez mieux le laisser chercher lui-même les divertissements qui lui agréeront.

2° Redevances payables à l'inventeur par les exploitants.

Le système qui consisterait à ouvrir au profit de tous l'entière faculté de fabriquer et de produire les résultats de l'invention, à la charge de payer une certaine rétribution à l'inventeur, peut de prime abord séduire. Il offrirait le double avantage de laisser à la liberté de concurrence tout son développement, et de payer l'inventeur sur les produits même de sa découverte.

En s'acquittant envers l'inventeur sur les produits de son invention, le public n'est point grevé, puisque le payement n'est fait que par ceux qui y consentent et qui retirent de l'invention un profit immédiat et spécial. Ceux qui ne jugeront pas à propos de contribuer à ce payement seront les maîtres de s'abstenir des produits de l'invention ; ils continueront à posséder, pour le service de leurs besoins et de leurs jouissances, les moyens qui, avant l'invention, existaient pour les satisfaire.

Le payement se mesure et se proportionne naturellement sur le succès même de l'invention. L'inventeur travaille pour le bien-être des consommateurs ; ceux-ci, en accueillant ou en n'accueillant pas les résultats et les produits de l'invention, lui répondent s'il a ou non atteint son but.

Le système d'une redevance forcée satisferait à cette condition ; mais les difficultés de son exécution seraient telles qu'il est impossible de n'y pas renoncer.

La fixation de la quotité de la redevance serait une occasion de contestations interminables, et de difficultés pratiques qui ne me paraissent pas pouvoir être surmontées.

Ce ne serait ni l'inventeur ni l'imitateur qui pourraient fixer la redevance, puisque l'un la porterait trop haut, et serait le maître, en élevant ses prétentions, de rendre illusoire le droit d'imitation ; tandis que l'autre, par une estimation trop basse, n'indemniserait pas suffisamment l'inventeur. L'estimation ne pourrait pas être faite par la loi, puisqu'une mesure commune entre des inventions inégales serait une absurde inégalité. Il faudrait donc des estimations, des expertises ; et dès lors on retombe dans les abus et les incertitudes, les frais, les longueurs, que nous avons signalés comme inévitables, en examinant si l'achat de l'invention pourrait toujours se faire par le gouvernement, au nom de la société.

Ce payement d'une redevance ne peut utilement résulter que de conventions privées librement offertes et consenties. Aussi est-ce un mode d'exploitation souvent usité sous le régime des brevets. Mais l'ériger en système légal, obligatoire dans tous les cas, serait la plus chimérique entreprise.

3° Monopole.

La concession d'un monopole ne présente pas, s'il est temporaire, les mêmes inconvénients que les autres modes de payement.

Il n'a pas l'incertitude et l'arbitraire des achats par récompenses publiques.

Il n'exige pas, comme la redevance, des aliénations forcées, des évaluations difficiles, coûteuses, toujours contestables ; et il laisse les inventeurs seuls maîtres de déterminer le prix qu'ils mettent au droit d'usage de leur invention ou à la vente de ses produits.

Il ne dépouille pas la société, comme le ferait le monopole perpétuel qui serait la conséquence obligée du droit de propriété ; il ne fait qu'ajourner la libre jouissance au profit de tous ; jouissance future que la société peut s'assurer en subordonnant la délivrance du privilège à l'accomplissement de certaines conditions destinées à empêcher que la découverte ne périsse.

La durée du monopole temporaire devra être assez longue pour procurer à l'inventeur un juste profit ; elle ne devra pas l'être trop, parce qu'elle reproduirait les inconvénients du monopole perpétuel, et qu'elle nuirait à la société en attachant un prix exagéré à l'acquisition de sa part de propriété dans l'invention.

Tout privilège exclusif a pour effet de hausser les prix moyennant lesquels les produits sont livrés aux consommateurs. L'inventeur, n'ayant pas de concurrence, portera, ou pourra porter ses prix à un taux supérieur à celui que tout imitateur établirait pour le remboursement des avances en capitaux et en intérêts, et pour le payement des profits de l'industrie employée dans la fabrication.

Cette conséquence n'a rien que d'équitable ; car nous avons vu que l'inventeur, outre ses frais de fabrication, doit retrouver ses frais d'invention.

Comme il est nécessaire que les frais d'invention se payent, c'est une combinaison raisonnable que de les mettre à la charge des consommateurs les plus pressés de jouir.

Il n'y a pas possibilité d'injustice, puisque ce payement est facultatif. Ceux qui n'y voudront pas contribuer s'en dispenseront en ne faisant point usage des produits de l'invention qu'ils ne consentiront pas à payer. Les branches d'industrie préexistantes n'en resteront pas moins, comme auparavant, ouvertes à leur profit ; il est probable même qu'elles seront exploitées à meilleur marché, afin de lutter, par une concurrence plus efficace, avec les produits de la nouvelle invention.

Le public, en abandonnant ainsi son droit, soit comme producteur, soit comme consommateur, à exploiter l'invention au plus bas prix possible dès qu'elle sera connue, payera, par cet abandon partiel et temporaire, l'acquisition d'une copropriété dans l'invention.

Les inconvénients généraux de tout monopole, diminués par la limitation du terme et par la certitude d'une jouissance future, se compensent avec les avantages de la nouvelle invention, qu'il faut bien que le public paye, puisqu'il en profite et l'acquiert.

Ajoutons qu'en voyant d'un peu haut les avantages et les inconvénients de ce monopole, on réduit à une objection assez faible le retardement qu'il apporte à l'abaissement des prix.

Ou l'invention sera futile, indifférente, mauvaise ; dans ce cas, le monopole est sans inconvénient pour le public, qui n'en apercevra pas l'existence ; et avant l'expiration du privilège la prétendue invention aura disparu sans résultats et sans bruit : ou l'invention sera vraiment utile, et alors il serait injuste de se plaindre qu'un retard de quelques années imposé à la libre concurrence paye l'avantage obtenu. Les idées bonnes et fécondes n'ont d'ailleurs guère à perdre par un peu de patience dans leurs développements.

Revient toujours cette idée dominante, que plus l'invention sera utile, plus il faudra qu'en faisant le bien du public elle fasse celui de l'inventeur. La société y gagnera par l'encouragement donné à l'esprit d'invention ; et, ce qui est d'une bien autre importance, la justice sera satisfaite.

Ce système est celui qui nous régit. L'expérience en a constaté les avantages. Avant d'en développer les dispositions, jetons un coup d'œil sur la législation qui l'a précédé.

Ce n'est qu'après un temps bien long, qu'après des tentatives hasardeuses et diverses, que l'on arrive enfin aux idées simples et justes.

Notes

[1] Tome I, p. 433 et suiv.

[2] Séances de la Chambre des députés des 22 et 23 mars 1841.

[3] Pages 209 et suiv. ; 336 et suiv.

[4] Voir mon Traité des droits d'auteurs, tom. I, p. 438 et passim.

[5] Mars 1843 : pages 148 et 265 à 268.

[6] V. ci-après, 12, partie, n° 177.